Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
63
LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

— Demande-le au bon Dieu, mon pauvre enfant, lui seul peut le savoir.

— On dit qu’il y avait là dedans des gens riches et qui passaient pour huppés ?

— On dit qu’il y en a qui vivent encore, qui sont gros et gras, qui ont de bonnes terres, de bonnes maisons, qui font figure dans le pays et qui ne donneraient pas seulement deux liards à un pauvre. Ah ! si c’étaient des gens comme moi on les aurait tous pendus !

— C’est vrai, ça, père Cadoche !

— J’ai encore eu du bonheur de n’être pas accusé ; car on soupçonnait tout le monde dans ce temps-là, et la justice ne courait sus qu’aux pauvres. On en a mis en prison qui étaient blancs comme neige, et quand on a eu la main sur les vrais coupables, il est venu des ordres d’en haut pour les relâcher.

— Et pourquoi ça ?

— Parce qu’ils étaient riches, sans doute. Quand donc as-tu vu, mon neveu, qu’on ne faisait pas grâce aux riches ?

— C’est encore la vérité. Allons, mon oncle, nous voilà tout à l’heure à Blanchemont. Où voulez-vous que je porte votre sac à pain ?

— Rends-le-moi, mon neveu. Je vais aller coucher dans l’étable à M. le curé : c’est un saint homme qui ne me renvoie jamais. C’est comme toi, Grand-Louis, tu ne m’as jamais fait mauvaise mine. Aussi, tu en seras récompensé ; tu seras mon héritier, je te l’ai toujours promis. Excepté le bouquet que je veux donner à la petite Borgnotte, tu auras tout, ma maison, mes habits, ma besace et mon cochon.

— C’est bon, c’est bon, dit le meunier ; je vois bien que je serai trop riche à la fin, et que toutes les filles voudront m’épouser.

— J’admire votre cœur, Grand-Louis, dit Lémor lorsque le mendiant eut disparu derrière les haies des enclos, qu’il coupait en droite ligne sans s’inquiéter des clôtures et sans chercher les sentiers. Vous traitez ce mendiant comme s’il était véritablement votre oncle.

— Pourquoi pas, puisque c’est son plaisir de faire le grand parent et de promettre son héritage à tout le monde ! Bel héritage, ma foi ! Sa hutte de terre où il couche avec son cochon, ni plus ni moins que saint Antoine, et sa défroque qui fait mal au cœur ! Si je n’ai que cela pour être agréé de M. Bricolin, mes affaires sont en bon train !

— Malgré le dégoût que sa personne inspire, vous avez pourtant pris sa besace sur vos épaules pour le soulager. Louis, vous avez l’âme vraiment évangélique.

— Belle merveille ! Faut-il refuser un si petit service à un pauvre diable qui mendie encore son pain à quatre-vingts ans ? C’est un brave homme, après tout. Tout le monde s’intéresse à lui parce qu’il est honnête, quoique un peu trop cagot et libertin.

— C’est ce qu’il me semble.

— Bah ! quelles vertus voulez-vous que ces gens-là puissent avoir ? C’est beaucoup quand ils n’ont que des vices et qu’ils ne commettent pas de crimes. Est-ce qu’il ne raisonne pas avec bon sens, malgré tout ?

— À la fin, j’en ai été frappé. Mais pourquoi se croit-il l’oncle de tout le monde ? Est-ce un grain de folie ?

— Oh ! non, c’est un genre qu’il se donne. Beaucoup de gens de son métier affectent quelque manie pour se rendre plaisants, attirer l’attention et amuser les gens qui ne feraient l’aumône ni par charité ni par prudence. C’est malheureusement l’usage chez nous que les pauvres fassent l’office de bouffons aux portes des riches… Mais nous voici à la ferme de Blanchemont, mon camarade. Tenez, n’entrez pas, croyez-moi. Vous pouvez être maître de vous, je n’en doute pas. Mais elle, qui n’est pas prévenue, pourrait faire un cri, dire un mot… Laissez-moi au moins la prévenir.

— Mais tout le monde est encore debout dans le hameau ; la présence d’un inconnu ne sera-t-elle pas remarquée si je reste ici à vous attendre ?

— Aussi, vous allez me faire l’amitié d’entrer dans la garenne ; à cette heure ci, personne ne s’y promène. Asseyez-vous bien raisonnablement dans un coin. En repassant, je sifflerai comme si j’appelais un chien, sauf votre respect, et vous viendrez me rejoindre.

Lémor se résigna, espérant que l’ingénieux meunier trouverait un moyen d’amener Marcelle de ce côté. Il suivit donc lentement le sentier couvert qui traversait la garenne, s’arrêtant à chaque instant pour prêter l’oreille, retenant sa respiration et revenant sur ses pas, pour être plus à portée d’une bienheureuse rencontre.

Il ne fut pas longtemps sans entendre des pas légers qui semblaient effleurer le gazon, et un frôlement dans le feuillage le convainquit qu’une personne approchait. Il entra dans le fourré pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, et vit venir vers lui une forme vague qui était celle d’une femme assez petite. On croit aisément à ce qu’on désire, et Henri, ne doutant pas que ce ne fût Marcelle, envoyée par le meunier, se montra et marcha à la rencontre du fantôme. Mais il s’arrêta en entendant une voix inconnue qui appelait avec précaution : Paul ! Paul ! Es-tu là, Paul ?

Henri voyant qu’il s’était mépris et pensant qu’il tombait dans un rendez-vous destiné à un autre, voulut s’éloigner. Mais il fit du bruit en marchant sur des branches sèches, et la folle qui l’aperçut, au milieu de son rêve d’amour, s’élança sur ses traces avec la rapidité d’une flèche, en criant d’une voix lamentable : Paul ! Paul ! me voilà ! Paul ! c’est moi !… ne t’en va pas ! Paul ! Paul ! tu t’en vas toujours !

XXIV.

LA FOLLE.

Lémor ne s’inquiéta pas d’abord beaucoup de l’aventure. Il pensait qu’à la faveur de la nuit il lui serait facile d’éviter cette femme qu’il n’avait pas distinguée assez pour soupçonner son état de démence. Il se flattait naturellement de courir beaucoup mieux qu’elle. Mais il vit bientôt qu’il se trompait, et que ce n’était pas trop de toute l’agilité dont il était capable pour se maintenir à quelque distance. Forcé de traverser toute la garenne, il se trouva bientôt dans l’avenue du fond, que la Bricoline avait l’habitude de parcourir pendant des heures entières, et dont l’herbe avait été rasée par ses pieds en certains endroits. Le fugitif, que les racines à fleur de terre et les aspérités du sentier avaient un peu gêné jusque-là, déploya toutes ses forces dans l’avenue pour gagner du terrain. Mais la folle, lorsqu’elle était sous l’influence d’une pensée ardente, devenait légère comme une feuille sèche emportée par l’orage. Elle le suivit donc si rapidement que Lémor, confondu de surprise, et tenant beaucoup à n’être pas vu d’assez près pour être reconnu plus tard, s’enfonça de nouveau dans le taillis et s’efforça de se perdre dans l’ombre. Mais la folle connaissait tous les arbres, tous les buissons, et, pour ainsi dire, toutes les branches de la garenne. Depuis douze ans qu’elle y passait sa vie, il n’était pas un recoin où son corps n’eût pris machinalement l’habitude de pénétrer, bien que l’état de son esprit l’empêchât de se livrer à aucune observation raisonnée. En outre, l’exaltation de son délire la rendait complètement insensible à la douleur physique. Elle eût laissé aux ronces du taillis les lambeaux de sa chair sans s’en apercevoir, et cette disposition, pour ainsi dire cataleptique, lui donnait un avantage non équivoque sur celui qu’elle voulait atteindre. Elle était d’ailleurs si menue, son corps atténué occupait si peu de volume, qu’elle se glissait comme un lézard entre des tiges serrées, où Lémor était obligé de se frayer un passage avec effort, et que plus souvent encore il lui fallait tourner.

Se voyant plus embarrassé qu’auparavant, il regagna l’avenue, toujours serré de près, et se décida à franchir le fossé sans en apprécier la largeur, à cause des buissons touffus qui le couvraient. Il prit son élan et alla tomber sur ses genoux dans les épines. Mais il avait à peine eu le temps de se relever, que le fantôme, traversant cet obstacle sans sauter par-dessus, et sans s’occuper des pierres ni des orties, se trouva à ses côtés cram-