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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

les renseignements nécessaires sur ma position. Or, je sais que je pourrais trouver un acquéreur très-prochainement, et vous tenir, comme vous dites, la dragée très-haute.

— Et c’est le meunier d’Angibault qui vous a procuré ce bon conseiller-là en cachette de moi ?

— Qu’en savez-vous ? Vous pourriez vous tromper. D’ailleurs, toute explication à ce sujet est inutile ; si je me contente de vos offres, que vous importe le reste ?

— Mais le reste… le reste, c’est qu’il faut que ma fille épouse un meunier !

— Votre père l’était avant d’entrer comme fermier chez mes parents.

— Mais il a ramassé du bien, et, au jour d’aujourd’hui, je suis en position d’avoir un gendre qui m’aidera à acheter votre terre.

— À l’acheter trois cent mille francs, et peut-être plus ?

— C’est donc une condition sinet quoi nomme ? Vous voulez que ce meunier épouse ma fille ? Quel intérêt avez-vous à cela ?

— Je vous l’ai dit, l’amitié, le plaisir de faire des heureux, toutes choses qui vous paraissent bizarres ; mais chacun son caractère.

— Je sais bien que défunt M. le baron votre mari aurait donné dix mille francs d’un mauvais cheval, quarante mille francs d’une mauvaise fille, quand ça lui passait par la tête. Ce sont des fantaisies de noble ; mais enfin ça se conçoit, c’était pour lui, ça lui procurait de l’agrément : au lieu que faire un sacrifice purement pour le plaisir des autres, à des gens qui ne vous tiennent en rien, que vous connaissez à peine…

— Vous me conseillez donc de ne pas le faire ?

— Je vous conseille, dit vivement Bricolin effrayé de sa maladresse, de faire ce qui vous plaît ! On ne dispute pas des goûts et des idées ; mais enfin !…

— Mais enfin, vous vous méfiez de moi, cela est clair. Vous ne me croyez pas sincère dans mes propositions ?

— Dame, Madame ! quelle garantie en aurais-je ? C’est une fantaisie de reine qui peut vous passer d’un moment à l’autre.

— C’est pourquoi vous devriez vous hâter de me prendre au mot.

« Elle a pardieu raison, se dit M. Bricolin ; dans sa folie, elle a plus de sang-froid que moi. »

— Voyons, madame la baronne, dit-il, quelle garantie me donneriez-vous ?

— Un engagement écrit.

— Signé ?

— À coup sûr.

— Et moi, je vous promettrais de donner ma fille en mariage à votre protégé ?

— Vous m’en donneriez d’abord votre parole d’honneur.

— D’honneur ? et puis après ?

— Et puis tout de suite vous iriez, en présence de votre mère, de votre femme et de moi, la donner à Rose.

— Ma parole d’honneur ? Rose est donc bien amourachée ?

— Enfin, consentez-vous ?

— S’il ne faut que cela pour lui faire plaisir, à cette petite !…

— Il faut plus encore…

— Quoi donc ?

— Il faut tenir votre parole.

La figure du fermier s’altéra.

— Tenir ma parole… tenir ma parole ! dit-il ; vous en doutez donc ?

— Pas plus que vous ne doutez de la mienne ; mais, comme vous me demandez un écrit, je vous en demanderais un aussi.

— Un écrit comme quoi tourné ?

— Une promesse de mariage que je rédigerais moi-même, que Rose signerait ; et que vous signeriez aussi.

— Et si Rose allait me demander une dot après tout cela ?

— Elle y renoncerait par écrit.

« Ce serait une fameuse économie, pensa le fermier. Cette diable de dot qu’il aurait fallu fournir d’un jour à l’autre m’aurait empêché peut-être d’acheter Blanchemont. Ne pas doter et avoir Blanchemont pour deux cent cinquante mille francs, c’est cent mille francs de profit. Allons, il n’y a pas à barguigner. Avec ça que si Rose devenait folle, il faudrait bien renoncer à trouver un gendre… et puis payer un médecin à l’année… Et puis enfin, c’est trop triste ; ça me ferait trop de peine de la voir devenir laide et malpropre comme sa sœur. Ça serait une honte pour nous d’avoir deux filles folles. Celle-là sera drôlement établie, mais la seigneurie de Blanchemont peut replâtrer bien des choses. On critiquera d’un côté, on nous jalousera de l’autre. Allons, soyons bon père. L’affaire n’est pas mauvaise. »

— Madame la baronne, dit-il, si nous essayions de voir comment on pourrait tourner cet écrit-là ? C’est un drôle de marché tout de même, et je n’en ai jamais vu de modèle.

— Ni moi non plus, répondit madame de Blanchemont, et je ne sais s’il en existe dans la législation moderne. Mais, qu’importe ? avec du bon sens et de la loyauté, vous savez qu’on peut rédiger un acte plus solide que tous ceux des gens du métier.

— Ça se voit tous les jours. Un testament, par exemple ! le papier timbré même n’y fait rien. Mais j’en ai ici. J’en ai toujours. On doit toujours avoir de ça sous la main.

— Laissez-moi faire un brouillon sur papier libre, monsieur Bricolin, et faites-en un de votre côté : nous comparerons, nous discuterons s’il y a lieu, et nous transcrirons sur papier marqué.

— Faites, faites, Madame, répondit Bricolin, qui savait à peine écrire. Vous avez plus d’esprit que moi, vous tournerez ça mieux que moi, et puis nous verrons.

Pendant que Marcelle écrivait, M. Bricolin chercha dans un coin une cruche d’eau, et, sans être aperçu, il la posa sur une encoignure, s’inclina et en avala une certaine quantité. « Il s’agit d’avoir sa tête, pensait-il ; il me semble bien que c’est revenu ; mais de l’eau froide dans le sang, c’est très-bon en affaires, ça rend prudent et méfiant. »

Marcelle, inspirée par son cœur, et douée d’ailleurs d’une grande lucidité d’intelligence dans ses généreuses résolutions, rédigea un écrit qu’un légiste eût pu regarder comme un chef-d’œuvre de clarté, quoiqu’il fût écrit en bon français, qu’il n’y eût pas un mot de l’argot consacré, et qu’il fût empreint de la plus admirable bonne foi. Quand Bricolin en eut écouté la lecture, il fut frappé de la précision de cet acte, qu’il n’eût pas dicté, mais dont il comprenait fort bien la valeur et les conséquences.

« Le diable soit des femmes ! pensa-t-il. On a bien raison de dire que, quand par hasard elles s’entendent aux affaires, elles en remontreraient au plus malin d’entre nous. Je sais bien que, quand je consulte la mienne, elle s’aperçoit toujours de ce qui peut laisser une porte ouverte en ma faveur ou à mon détriment. Je voudrais qu’elle fût là ! Mais elle nous retarderait par ses objections. Nous verrons bien quand il sera question de signer. Qu’est-ce qui croirait pourtant que cette jeune dame-là, qui est une liseuse de romans, une républicaine et un cerveau brûlé, est capable de faire si sagement une folie ? J’en perdrai la tête d’étonnement. Buvons encore un verre d’eau. Pouah ! que c’est mauvais ! que de bon vin il me faudra boire après le marché pour me refaire l’estomac ! »

XXXI.

ARRIÈRE-PENSÉE.

Ça me paraît sans objection, dit M. Bricolin quand il eut écouté attentivement une seconde et une troisième lecture de l’acte, tout en suivant avec ses yeux, qui s’agrandissaient et s’éclaircissaient à chaque ligne, le texte que Marcelle tenait entre eux deux. Il n’y a qu’une