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LÉLIA.

efface bientôt par sa présence l’éclat des pompes qui l’ont annoncé, le soleil, en montant sur l’horizon, fit pâlir la pourpre répandue sur sa route. Il s’élança dans la carrière avec cette rapidité qui nous surprend toujours, parce que c’est le seul instant où notre vue saisisse clairement le mouvement qui nous entraîne et qui semble nous lancer sous les roues ardentes du char céleste. Un moment baigné dans les vapeurs embrasées de l’atmosphère, il flotta et bondit inégal dans sa forme et dans son élan, comme un spectre de feu prêt à s’évanouir et à retomber dans la nuit ; mais ce fut une hésitation rapidement dissipée. Il s’arrondit, et son sein sembla éclater pour projeter au loin la gloire de ses rayons. Ainsi, antique Hélios, au sortir de la mer, il secouait sa brûlante chevelure sur la plage, et couvrait les flots d’une pluie de feu ; ainsi, sublime création du Dieu unique, il apporte la vie aux mondes prosternés.

Avec le soleil, la couleur jusque-là incomplète et vague, prit toute sa splendeur. Les bords argentés des masses de feuillage se teignirent en vert sombre d’un côté et en émeraude étincelante de l’autre. Le point du paysage que j’examinais de préférence changea d’aspect, et chaque objet eut deux faces : une obscure, et l’autre éblouissante. Chaque feuille devint une goutte de la pluie d’or ; puis des reflets de pourpre marquèrent la transition de la clarté à la chaleur. Les sables blancs des sentiers jaunirent, et, dans les masses grises des rochers, le brun, le jaune, le fauve et le rouge montrèrent leurs mélanges pittoresques. Les prairies absorbèrent la rosée qui les blanchissait et se firent voir si fraîches et si vertes que toute autre verdure sembla effacée. Il y eut partout des nuances au lieu de teintes ; partout sur les plantes, de l’or au lieu d’argent, des rubis au lieu de pourpre, des diamants au lieu de perles. La forêt perdit peu à peu ses mystères ; le dieu vainqueur pénétra dans les plus humbles retraites, dans les ombrages les plus épais. Je vis les fleurs s’ouvrir autour de moi, et lui livrer tous les parfums de leur sein… Je quittai cette scène qui convenait moins que l’autre à la disposition de mon âme et au caprice de ma destinée. C’était l’image de la jeunesse ardente, non plus celle de l’adolescence paisible ; c’était l’excitation fougueuse à une vie que je n’ai pas vécue et que je ne dois pas vivre. Je saluai la création, et je détournai mes regards sans amertume et sans ingratitude.

J’avais passé là plusieurs heures de délices ; n’était-ce pas de quoi remercier humblement le Dieu qui a fait la beauté de la terre infinie, afin que chaque être y puisât le bonheur qui lui est propre ? Certains êtres ne vivent que pendant quelques instants ; d’autres s’éveillent quand tout le reste s’endort ; d’autres encore n’existent qu’une partie de l’année. Eh quoi ! une créature humaine condamnée à la solitude ne saurait sans colère renoncer à quelques instants de l’ivresse universelle, quand elle participe à toutes les délices du calme ! Non, je ne me plaignis pas, et je redescendis la montagne, m’arrêtant pour regarder de temps en temps les cieux embrasés et m’étonner du peu d’instants qui s’étaient écoulés depuis que j’y avais vu régner l’humide pâleur de la lune.

Nulle langue humaine ne saurait raconter la variété magique de cette course où le temps entraîne l’univers. L’homme ne peut ni définir ni décrire le mouvement. Toutes les phases de ce mouvement qu’il appelle le temps portent le même nom dans ses idiomes, et chaque minute en demanderait un différent, puisque aucune n’est celle qui vient de s’écouler. Chacun de ces instants que nous essayons de marquer par les nombres transfigure la création et opère sur des mondes innombrables d’innombrables révolutions. De même qu’aucun jour ne ressemble à un autre jour, aucune nuit à une autre nuit, aucun moment du jour ou de la nuit ne ressemble à celui qui précède et à celui qui suit. Les éléments du grand tout ont dans leur ensemble l’ordre et la règle pour invariables conditions d’existence, et en même temps l’inépuisable variété, image d’un pouvoir infini et d’une activité infatigable, préside à tous les détails de la vie. Depuis la physionomie des constellations jusqu’à celle des traits humains, depuis les flots de la mer jusqu’aux brins d’herbe de la prairie, depuis l’immémorial incendie qui dévore les soleils jusqu’aux inénarrables variations de l’atmosphère qui enveloppe les mondes, il n’est pas de chose qui n’ait son existence propre à elle seule, et qui ne reçoive de chaque période de sa durée une modification sensible ou insensible aux perceptions de l’homme.

Qui donc a vu deux levers de soleil identiquement beaux ? L’homme qui se préoccupe de tant d’événements misérables, et qui se récrée à tant de spectacles indignes de lui, ne devrait-il pas trouver ses vrais plaisirs dans la contemplation de ce qu’il y a de grand et d’impérissable ? Il n’en est pas un parmi nous qui n’ait gardé un souvenir bien marqué de quelque fait puéril, et nul ne compte parmi ses joies un instant où la nature s’est fait aimer de lui pour elle-même ; où le soleil l’a trouvé transporté hors du cercle d’une égoïste individualité, et perdu dans ce fluide d’amour et de bonheur qui enivre tous les êtres au retour de la lumière. Nous goûtons comme malgré nous ces ineffables biens que Dieu nous prodigue ; nous les voyons passer sans les accueillir autrement que par des paroles banales. Nous n’en étudions pas le caractère ; nous confondons dans une même appréciation, froide et confuse, toutes les nuances de nos jours radieux. Nous ne marquons pas comme un événement heureux le loisir d’une nuit de contemplation, la splendeur d’un matin sans nuage. Il y a eu pour chacun de nous un jour où le soleil lui est apparu plus beau qu’en aucun autre jour de sa vie. Il s’en est à peine aperçu, et il ne s’en souvient pas. Ô mouvement ! vieux Saturne, père de tous les pouvoirs ! c’est toi que les hommes eussent dû adorer sous la figure d’une roue ; mais ils ont donné tes attributs à la Fortune, parce qu’elle seule préside à leurs instants ; elle seule retourne le sablier de leur vie. Ce n’est pas le cours des astres qui règle leurs pensées et leurs besoins, ce n’est pas l’ordre admirable de l’univers qui fait fléchir leurs genoux et palpiter leurs cœurs ; ce sont les jouets fragiles dont ta corne est remplie. Tu la secoues sur leurs pas, et ils se baissent pour chercher quelque chose dans la fange, tandis qu’une source inépuisable de bonheur et de calme ruisselle autour d’eux, abondante et limpide, par tous les pores de la création.

LIX.

Lélia, j’ai lu avidement le résumé des nobles et touchantes émotions de votre âme depuis les années qui nous séparent. Vous êtes calme, Dieu soit loué ! Moi aussi je suis calme, mais triste ; car depuis longtemps je suis inutile. Je vous l’ai caché pour ne pas altérer votre précieuse sérénité ; mais maintenant je puis vous le dire, j’ai passé tout ce temps dans les fers ; et cela sur une terre étrangère aux querelles politiques qui m’ont expulsé du pays où vous êtes, sur une terre de refuge et de prétendue liberté. J’ai été trouvé suspect, et le soupçon a suffi pour que l’hospitalité se changeât pour moi en tyrannie. Enfin j’échappe à la prison, et je vais reprendre ma tâche. Ici, comme ailleurs sans doute, je trouverai des sympathies ; car ici, plus qu’ailleurs peut-être, il y a de grandes souffrances, de grands besoins et de grandes iniquités.

Vos récits et vos peintures de la vie monastique m’ont apporté au sein de ma misère des heures charmantes et de poétiques rêveries. Moi aussi, Lélia, j’ai eu dans le cachot mes jours de bonheur en dépit du sort et des hommes. Jadis j’avais souvent désiré la solitude. Aux jours des angoisses et des remords sans fruit, j’avais essayé de fuir la présence de l’homme ; mais en vain avais-je parcouru une partie du monde. La solitude me fuyait ; l’homme, ou ses influences inévitables, ou son despotique pouvoir sur toute la création, m’avaient poursuivi jusqu’au sein du désert. Dans la prison j’ai trouvé cette solitude si salutaire et si vainement cherchée. Dans ce calme mon cœur s’est rouvert aux charmes de la na-