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LÉLIA.

allumait au ciel les silencieuses étoiles pour protéger ta retraite et guider tes nouveaux voyages ?

« L’infamie, infligée par toi, était un honneur digne d’envie. La flétrissure de tes perfidies était un sceau glorieux, ineffaçable, qui marquait ton passage comme les chênes foudroyés la course des nuées ardentes. Tu ne reconnaissais à personne le droit de dire : « Don Juan est un lâche, car il abuse de la faiblesse, il trahit des femmes sans défense. » Non, tu ne reculais pas devant le danger. Si un vengeur s’armait pour les victimes de ta débauche, tu ne faisais pas fi d’un cadavre, et tu ne craignais pas de trébucher en mettant le pied sur ses membres engourdis.

« Un jour sans promesse et sans mensonge, une nuit sans adultère et sans duel, auraient été une honte irréparable. Tu marchais tête levée, et tes yeux cherchaient hardiment la proie que tu devais dévorer. Depuis la vierge timide qui frémissait au bruit de tes pas, jusqu’à la courtisane effrontée qui mettait au défi ton courage et ta renommée, tu ne voulais ignorer aucune des joies de l’âme ou des sens : le marbre du temple ou le fumier de l’étable servait d’oreiller à ton sommeil.

« Que voulais-tu donc, ô don Juan ! que voulais-tu de ces femmes éplorées ? Est-ce le bonheur que tu demandais à leurs bras ? Espérais-tu faire une halte après ce laborieux pèlerinage ? Croyais-tu que Dieu t’enverrait enfin, pour fixer tes inconstantes amours, une femme supérieure à toutes celles que tu avais trahies ? Mais pourquoi les trahissais-tu ? Est-ce qu’en les quittant tu sentais au dedans de toi-même le dépit et le découragement d’une illusion perdue ? Est-ce que leur amour n’atteignait pas à la hauteur de tes rêves ? Avais-tu dit dans ton orgueil solitaire et monstrueux : « Elles me doivent une félicité infinie que je ne puis leur donner : leurs soupirs et leurs gémissements sont une douce musique à mon oreille ; les tortures et les angoisses de mes premières étreintes réjouissent mes yeux. Esclaves soumises et dévouées, j’aime à les voir s’embellir d’une joie menteuse pour ne pas troubler mon plaisir ; mais je leur défends de planter leur espérance sur le seuil de ma pensée, je leur défends d’attendre la fidélité en échange du sacrifice ! »

« Est-ce que tu tressaillais de colère chaque fois que tu devinais au fond de leur âme l’inconstance qui les faisait égales à toi, et qui peut-être allait te gagner de vitesse ? Étais-tu honteux et humilié quand leurs serments te menaçaient d’un amour opiniâtre et acharné qui aurait enchaîné ton égoïsme et ta gloire ? Avais-tu lu quelque part dans les conseils de Dieu que la femme est une chose faite pour le plaisir de l’homme, incapable de résistance ou de changement ? Pensais-tu que cette perfection idéale de renoncement existait pour toi seul sur la terre et devait assurer l’inépuisable renouvellement de tes joies ? Croyais-tu qu’un jour le délire arracherait aux lèvres de ta victime une promesse impie, et qu’elle s’écrierait : « Je t’aime parce que je souffre, je t’aime parce que tu goûtes un plaisir sans partage, je t’aime parce que je sens à tes transports qui se ralentissent, à tes bras qui s’ouvrent et m’abandonnent, que tu seras bientôt las de moi et que tu m’oublieras. Je me dévoue parce que tu me repousses, je me souviendrai parce que tu m’effaceras de ta mémoire. Je t’élèverai dans mon cœur un sanctuaire inviolable, parce que tu vas inscrire mon nom dans les archives de ton mépris ! »

« Si tu as nourri un seul instant cette absurde espérance, tu n’étais qu’un fou, ô don Juan ! Si tu as cru un seul instant que la femme peut donner à l’homme qu’elle aime autre chose que sa beauté, son amour et sa confiance, tu n’étais qu’un sot ; si tu as cru qu’elle ne s’indignerait pas lorsque ta main la repousserait comme un vêtement inutile, tu n’étais qu’un aveugle. Va ! tu n’étais qu’un libertin sans cœur, une âme de courtisan effronté dans le corps d’un rustre !

« Oh ! qu'ils t’ont mal compris ceux qui ont vu dans ta destinée l’emblème d’une lutte glorieuse et persévérante contre la réalité ! S’ils avaient renouvelé à leurs dépens l’épreuve que tu as tentée, ils ne te feraient pas la part si belle, ils confesseraient à haute voix la misère de tes ambitions, la mesquinerie de tes espérances. S’ils avaient comme toi combattu corps à corps avec l’impureté, comme ils sauraient ce qui t’a manqué, à toi qui n’as jamais connu l’amour, et qui, au lieu de reprendre avec ton bon ange la route des cieux, l’as précipité dans l’enfer à ta suite !

« C’est pour cela, don Juan, que ta mort les effraie et les consterne, et qu’ils t’adorent à genoux. Leurs yeux ne franchissent pas l’horizon que tu avais embrassé ; ils ne sont heureux, comme toi, qu’avec des grincements de dents. L’épuisement et la douleur de tes derniers jours, le duel implacable de ton cerveau égaré contre ton sang engourdi, l’agonie et le râle de tes nuits sans sommeil les frappent de terreur comme une menace prophétique.

« Ils ne savent pas, les insensés, que tes plaintes étaient des blasphèmes, et que ta mort est un châtiment équitable. Ils ne savent pas que Dieu punit en toi l’égoïsme et la vanité, qu’il t’a envoyé le désespoir pour venger les victimes dont la voix s’élevait contre toi.

« Mais tu n’as pas le droit de te plaindre ; le châtiment qui t’a frappé n’est qu’une représaille. Tu n’étais pas sage, don Juan, si tu ignorais le dénoûment fatal de toutes les tragédies que tu avais jouées. Tu avais bien mal étudié les modèles qui t’avaient précédé dans la carrière et que tu voulais rajeunir. Tu ne savais donc pas que le crime, pour avoir quelque grandeur, pour prétendre à l’empire du monde, doit vivre dans la conscience anticipée de la peine qu’il mérite chaque jour ? Alors peut-être il peut se vanter de son courage, car il n’ignore pas la fin qui lui est réservée. Mais si tu croyais échapper à la vengeance céleste, don Juan, tu n’étais donc qu’un lâche !

« Ô mes sœurs ! ô mes filles ! voilà ce que c’est que don Juan. Aimez-le maintenant si vous pouvez. Que votre imagination s’exalte à l’idée de livrer les trésors de votre âme au souffle empoisonné de l’impie ; que les romans, les poëmes, le théâtre, vous montrent la perversité triomphante de votre grossier contempteur. Adorez-le à genoux, abjurez pour lui tous les dons du ciel, faites-en un chemin splendide où ses pieds viennent répandre le sang et la fange ! Allez ! courbez vos fronts, quittez le sein de Dieu, jeunes anges qui vivez en lui. Faites-vous victimes, faites-vous esclaves, faites-vous femmes !

« Ou plutôt déjouez ce piège grossier que le vice vous tend. Pour se dispenser de vous obtenir par des voies meilleures, sans doute son rôle est de se rendre aimable, sa tactique est de se peindre intéressant. Il vous dira qu’il souffre, qu’il soupire après le ciel qui le repousse, qu’il n’attend que vous pour y retourner ; mais il a déjà fait ces lâches mensonges et ces perfides promesses à des femmes aussi candides que vous ; et, quand il vous aura profanées et brisées comme elles, comme elles vous serez délaissées et enregistrées comme une date sur la liste de ses débauches.

« Sans doute il est des circonstances, heureusement bien rares, où le pardon et la patience de la femme servent, dans les desseins de Dieu, à la conversion de tels hommes. Quand de telles circonstances se rencontrent dans notre vie, malgré nous et en dépit de toute prévision, acceptons cette épreuve. Il y a des souffrances qui nous viennent de Dieu : que le dévouement, la douceur et l’abnégation soient les ressources de la femme à qui la Providence a envoyé le fléau d’un pareil époux. Mais ce dévouement doit avoir une limite ; car ce qu’il y a de pis au monde, c’est d’oublier que le vice est haïssable en lui-même et de se mettre à aimer le vice. Si, comme les hommes aiment à le proclamer, la femme est un être faible, ignorant et crédule, de quel droit nous appellent-ils pour les convertir ? Nous ne le pouvons pas sans doute ; et eux, nos supérieurs, nos maîtres, ils peuvent donc nous pervertir et nous perdre ? Voyez quelle hypocrisie ou quelle absurdité dans leur raisonnement !

« S’il est des souffrances qui viennent de Dieu, il en est bien plus, croyez-moi, qui nous viennent de nous-mêmes et que nous avens cherchées par notre témérité. Désirer l’amour du méchant, mettre son idéal dans la société du vice !… Mais cela est-il croyable, cela est-il possible ? Le