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LÉLIA.

Il s’élança sur les traces de Lélia ; et, comme elle tournait le sentier, il la saisit par le bras. Lélia se retourna sans crier, sans tressaillir, et regarda cette figure hâve, cet œil sanglant, cette bouche tremblante, sans peur et presque sans surprise.

« Femme, lui dit le moine, tu m’as assez fait souffrir, console-moi, aime-moi. »

Lélia, ne reconnaissant pas dans ce moine chauve et voûté le prêtre qu’elle avait vu jeune et fier peu d’années auparavant, s’arrêta étonnée.

« Mon père, lui dit-elle, adressez-vous à Dieu ; son amour est le seul qui puisse consoler.

— Ne te souvient-il plus, Lélia, répondit le moine sans l’écouter, que c’est moi qui t’ai sauvé la vie ! Sans moi tu périssais dans les ruines du monastère où tu passas deux ans. Tu t’en souviens, femme ? je me jetai au milieu des décombres près de m’écraser, je t’emportai, je te mis sur mon cheval, et je voyageai tout le jour en te tenant dans mes bras, et je n’osai pas seulement baiser ton vêtement. Mais dès ce jour un feu dévorant s’alluma dans ma poitrine. En vain j’ai jeûné et prié, Dieu ne veut pas me guérir. Il faut que tu m’aimes : quand je serai aimé, je serai guéri ; je ferai pénitence, et je serai sauvé. Autrement je redeviendrai fou, et je serai damné.

— Je te reconnais bien, Magnus, répondit-elle. Hélas ! voilà donc le fruit de tes expiations et de tes combats !

— Ne me raille pas, femme, répondit-il avec un regard sombre ; car je suis aussi près de la haine que de l’amour ; et, si tu me repousses… je ne sais pas ce que la colère peut me conseiller…

— Laisse mon bras, Magnus, dit Lélia avec le calme du dédain. Assieds-toi sur cette roche, et je vais te parler.»

Il y avait tant d’autorité dans sa voix que le moine, habitué à la soumission passive, obéit comme par instinct et s’assit à deux pas d’elle. Son cœur battait si fort qu’il ne pouvait parler. Il prit dans ses deux mains sa tête saignante et douloureuse, et rassembla tout ce qui lui restait de force et de mémoire pour écouter et comprendre.

« Magnus, lui dit Lélia, si, lorsque vous étiez jeune encore et capable de réaliser une existence sociale, vous m’eussiez consultée sur votre avenir, je ne vous aurais pas conseillé d’être prêtre. Vos passions devaient vous rendre impossibles ces devoirs rigides que vous n’accomplissez que de fait. Vous avez été un mauvais prêtre ; mais Dieu vous pardonnera, parce que vous avez beaucoup souffert. Maintenant il est trop tard pour que vous rentriez dans la vie ordinaire ; vous avez perdu la force d’atteindre à aucune vertu. Il faut vous en tenir à l’abstinence. Vous devez attendre dans la retraite la fin de vos souffrances ; elle ne saurait tarder : regardez vos mains, regardez vos cheveux gris. Tant mieux pour toi, Magnus ! Que ne suis-je aussi près de la tombe ! Va, malheureux, nous ne pouvons rien les uns pour les autres. Tu t’es trompé, tu t’es retranché de la vie, et tu as senti le besoin de vivre ; maintenant tu t’en effraies, et tu crois qu’il te serait possible encore d’être heureux. Insensé ! il n’est plus temps d’y songer. Tu aurais pu trouver le bonheur dans la liberté, il y a quelques années ; ta raison aurait pu s’éclairer, ton âme s’endurcir contre de vains remords. Mais aujourd’hui, l’horreur, le dégoût et l’effroi te poursuivraient partout. Tu ne pourrais pas connaître l’amour, tu le prendrais toujours pour le crime, et l’habitude de flétrir du nom de péché les joies légitimes te rendrait criminel et vicieux, aux yeux de ta conscience, dans les bras de la femme la plus pure. Résigne-toi, pauvre ermite, abaisse ton orgueil. Tu t’es cru assez grand pour cette terrible vertu du célibat ; tu t’es trompé, te dis-je. Mais qu’importe ? Tu arrives au terme de tes maux ; songe à ne pas en perdre le fruit. Tu n’as pas été assez grand pour que Dieu te pardonnât le désespoir. Soumets-toi. »

Magnus avait écouté vainement ; son cerveau se refusait à tout emploi de facultés. Il souffrait, il croyait comprendre que Lélia le raillait ; la figure tranquille et fière de cette femme l’humiliait profondément. Il la détestait par instants et voulait la fuir ; mais il se croyait saisi et fasciné par l’œil du démon.

Lélia ne faisait plus attention à lui. Elle rêvait et semblait projeter quelque chose.

« Écoute, lui dit-elle après un instant de silence et d’incertitude : tu vas m’obéir, et, au lieu de te livrer à des pensées indignes de ta vocation, tu vas m’aider à rendre à ce cadavre les derniers honneurs. Il a été assez errant, assez tourmenté, assez vagabond dans cette vie ; il faut que sa dépouille repose en paix et qu’elle ne soit pas foulée par le pied des passants. Je sais une place où elle dormira ignorée, privée des cérémonies de l’Église, puisque telle est la volonté de monseigneur ; mais non privée du respect que l’on doit aux sépultures, et des prières collectives qu’on récite dans l’enceinte des cimetières. Prends ce cadavre sur tes épaules, et suis-moi.»

Magnus hésita.

« Où voulez-vous que je porte ce mort ? dit-il avec effroi. Monseigneur lui refuse la sépulture bénite, et vous parlez de le déposer dans un cimetière ?

— Fais ce que je te dis, reprit Lélia. Je sais mieux que toi la pensée de monseigneur. Forcé d’obéir aux règlements de l’Église, et ne voulant point, en cette circonstance, encourager par une infraction l’indulgence qu’on pourrait accorder au suicide, il a dû te commander des choses qu’il m’autorisera à enfreindre. Obéis, Magnus, je te l’ordonne. »

Lélia savait bien que sa volonté fascinait Magnus. Il obéit machinalement et sans savoir ce qu’il faisait. Il porta le corps de Sténio jusqu’au cimetière des Camaldules. Dans un angle obscur de ce jardin, on avait déraciné le matin même un if brisé par la foudre. Cette fosse, ouverte par le hasard, n’était pas encore comblée. L’ermite, aidé de l’abbesse des Camaldules, y déposa le cadavre, et le recouvrit de terre et de gazon ; puis il reprit, tremblant et consterné, le chemin de son ermitage, tandis que Lélia, agenouillée sur la tombe du poëte, implorait pour lui cette mansuétude et cette sagesse infinie qui n’infligent pas de châtiments sans retour, et qui remettent dans le creuset de l’éternité le métal brisé par les épreuves de cette vie.

LXVI.

La mort de Sténio fut le signal d’autres événements tragiques. Le cardinal mourut, peu de temps après, d’un mal si rapide et si violent qu’on l’attribua au poison. Magnus avait abandonné son ermitage. Il avait erré plusieurs jours dans les montagnes, en proie à un affreux délire. Les montagnards consternés entendirent ses cris lamentables retentir dans l’horreur de la nuit ; ses pas inégaux et précipités ébranlèrent le seuil de leurs chalets et les y retinrent jusqu’au jour éveillés et tremblants. Enfin, il disparut et alla s’ensevelir dans un couvent de chartreux. Mais bientôt d’étranges révélations sortirent de cet asile, et allèrent bouleverser les existences les plus sereines et les plus brillantes. Annibal succomba sans être appelé à aucune explication. Plusieurs évêques qui l’avaient secondé dans ses œuvres généreuses, grand nombre de prêtres les plus distingués du clergé par leurs lumières et la noblesse de leur conduite, furent disgraciés ou interdits. Quant à Lélia, on pensa que de tels châtiments seraient trop doux pour l’expiation de ses crimes, et qu’il fallait lui infliger l’humiliation et la honte. L’inquisition instruisit son procès. Le prélat puissant qui l’avait soutenue dans sa carrière était abattu. Les animosités profondes, résultat de cette nouvelle direction donnée par eux et par leurs adhérents aux idées religieuses, et qui avaient grondé sourdement sous leurs pieds, éclatèrent tout à coup et prirent leur revanche. On versa le venin de la calomnie sur la tombe à peine fermée du cardinal, libation impure offerte aux passions infernales. On rechercha les actions secrètes de sa vie, et, au lieu de blâmer celles qui auraient pu être répréhensibles, on les passa sous silence pour ne s’occuper que des dernières années de sa vie ; années qui,