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L’USCOQUE.

tion magique ; son âme conserve le désir du mal, mais elle n’en a plus la force. Orio a compris en cet instant que Naam est un être plus fort que lui, et que sa destinée ne lui appartient pas comme celle de ses autres victimes. Orio est saisi d’une peur superstitieuse. Il tremble comme un homme surpris par le mauvais œil. Il fait du moins un effort pour achever d’anéantir Giovanna, et, jetant son brandon sur le lit :

« Que faites-vous ici ? dit-il d’un air farouche à Naam. Ne vous avais-je pas ordonné de sonner la cloche ? Allez, obéissez ! Voyez ! le feu nous poursuit !

— Orio, dit Naam sans se déranger et sans quitter la main du cadavre qu’elle a prise dans les siennes, pourquoi as-tu tué ta femme ? C’est un grand crime que tu as commis ! Je te croyais plus qu’un homme, et je vois maintenant que tu es un homme comme les autres, capable de bien et de mal ! Comment te respecterai-je maintenant que je sais que l’on doit te craindre, Orio ? Ceci est une chose que je ne pourrai jamais oublier, et tout mon amour pour toi ne me suggère rien à cette heure qui puisse l’excuser. Plût à Dieu que tu ne l’eusses point fait, et que je ne l’eusse point vu ! Je ne sais si ton Dieu te pardonnera ; mais à coup sûr Allah maudit l’homme qui tue sa femme chaste et fidèle.

— Sortez d’ici, s’écrie Soranzo, qui craint d’être surpris en ce lieu et durant cette querelle. Faites ce que je vous commande et taisez-vous, ou craignez pour vous-même. »

Naam le regarde fixement, et lui montrant les flammes qui s’élancent en gerbe par la porte :

« Celui de nous deux qui traversera ceci avec le plus de calme, lui dit-elle, aura le droit de menacer l’autre et de l’effrayer. »

Et tandis qu’Orio, vaincu par le péril, s’élance rapidement hors de la chambre, elle s’approche lentement de la porte embrasée, sans paraître s’apercevoir du danger. Le chien la suit jusqu’au seuil ; mais, voyant qu’on laisse sa maîtresse, il revient auprès du lit en pleurant.

« Animal plus sensible et plus dévoué que l’homme, dit Naam en revenant sur ses pas, il faut que je te sauve. »

Mais elle s’efforce en vain de l’arracher au cadavre ; il se défend et s’acharne. À moins de perdre toute chance de salut, Naam ne peut s’obstiner à cette lutte. Elle franchit les flammes avec calme, et trouve Orio dans le parterre, qui l’attend avec impatience, et la regarde avec admiration.

« Ô Naam ! lui dit-il en lui prenant le bras et en l’entraînant, vous êtes grande, vous devez tout comprendre !

— Je comprends tout, hormis cela ! » répond Naam en lui montrant du doigt la chambre de Giovanna, dont le plafond s’écroule avec un bruit affreux.

En un instant tout le château fut en rumeur. Soldats et serviteurs, hommes et femmes, tous s’élancèrent vers les appartements du gouverneur et de sa femme. Mais, au moment où Orio et Naam en sortirent, le palais de bois, qui avait pris feu avec une rapidité effrayante, n’était déjà plus qu’un monceau de cendres entouré de flammes. Personne ne put y pénétrer ; un vieux serviteur de la maison de Morosini s’y obstina et y périt. Soranzo et son esclave disparurent dans le tumulte. Le vent, qui soufflait avec force, porta la flamme sur tous les points. Bientôt le donjon tout entier ne présenta plus qu’une immense gerbe rouge, et la mer se teignit, à une lieue à la ronde, d’un reflet sanglant. Les tours s’écroulèrent avec un bruit épouvantable, et les lourds créneaux, roulant du haut du rocher dans la mer, comblèrent les grottes et les secrètes issues qui avaient servi à la barque et aux sorties mystérieuses d’Orio. Les navires qui passèrent au loin et qui virent ce foyer terrible crurent qu’un phare gigantesque avait été dressé sur les écueils, et les habitants consternés des îles voisines dirent :

« Voilà les pirates qui égorgent la garnison vénitienne et qui mettent le feu au château de San-Silvio. »

Vers le matin, tous les habitants, successivement chassés du donjon par l’incendie, se pressaient sur les grèves de la baie, seul endroit où les pierres lancées et les décombres qui s’écroulaient ne pussent les atteindre. Beaucoup avaient péri. À la clarté livide de l’aube, on fit le dénombrement des victimes, et tous les regards se portèrent vers Orio, qui, assis sur une pierre, ayant Naam debout à ses côtés, gardait un silence farouche. Le donjon brûlait encore, et la teinte du jour naissant rendait toujours plus affreuse celle de l’incendie. Personne ne songeait plus à combattre le fléau. Des pleurs, des blasphèmes se faisaient entendre dans les divers groupes. Ceux-ci regrettaient un ami, ceux-là quelque effet précieux ; tous se demandaient à voix basse :

« Mais où donc est la signora Soranzo ? L’a-t-on enfin sauvée, que le gouverneur paraît si tranquille ? »

Tout à coup un fracas, plus épouvantable que tous les autres, fit tressaillir d’effroi les courages les mieux éprouvés. Un craquement général ébranla du haut en bas la masse de pierres noircies qui se défendait encore contre les flammes. Les flancs basaltiques du rocher en furent ébranlés, et des fentes profondes sillonnèrent ce bloc immense, comme lorsque la foudre fait éclater le tronc d’un vieil arbre. Toute la partie supérieure du donjon, les vastes terrasses de marbre, les plates-formes des tours et le couronnement dentelé s’écroulèrent spontanément. Les flammes furent étouffées après s’être divisées en mille langues ardentes qui semblaient ruisseler en cascades de feu sur les flancs de l’édifice. Cette forteresse ne présenta plus alors qu’un informe amas de pierres d’où s’exhalaient les tourbillons noirs d’une âcre fumée et quelques faibles jets de flamme pâlissante, dernières émanations peut-être des vies ensevelies sous ces décombres.

Alors il se fit un silence de mort, et les pâles habitants de l’île, épars sur la grève humide, se regardèrent comme des spectres qui se relèvent du tombeau en secouant leurs suaires poudreux. Mais du sein de ces ruines, où toute manifestation de la vie semblait à jamais étouffée, on entendit sortir une voix étrange, lamentable, un hurlement qu’il était impossible de définir et qui se prolongea d’une manière déchirante pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’il cessât par un aboiement rauque, étouffé, un dernier cri de mort ; après quoi on n’entendit plus que la voix de la mer, éternellement destinée à gémir sur cette rive dévastée.

« Où se sera réfugié ce chien ensorcelé pour n’être écrasé qu’à cette heure ? dit Orio à Naam.

— Vous êtes sûr, répondit Naam, que maintenant il ne reste plus rien de….

— Partons ! » dit Orio en levant ses deux bras vers les pâles étoiles qui s’éteignaient dans la blancheur du matin.

Ceux qui le virent de loin prirent ce geste pour l’élan d’un désespoir immense. Naam, qui le comprit mieux, y vit un cri de triomphe.

Soranzo et son esclave se jetèrent dans une barque et gagnèrent la galère qu’on avait équipée pour le départ de Giovanna. Soranzo fit déplier toutes les voiles et donna le signal du départ. Naam, quelques serviteurs et un très-petit équipage choisi parmi l’élite de ses matelots, montaient avec lui ce léger navire.

En vain les officiers de la garnison et de la galéace vinrent-ils lui demander ses ordres ; il les repoussa durement, et pressant ses hommes de lever l’ancre :

« Messieurs, dit-il à sa troupe consternée, pouvez-vous me rendre la femme que j’ai tant aimée et qui reste là ensevelie ? Non, n’est-ce pas ? Alors de quoi me parlez-vous, et de quoi voulez-vous que je vous parle ? »

Puis il tomba comme foudroyé sur le pont de sa galère, qui déjà fendait l’onde.

« Le désespoir a fini d’égarer sa raison, » dirent les officiers en se retirant dans leur barque et en regardant la fuite rapide du chef qui les abandonnait.

Quand la galère fut hors de leur vue, Naam se pencha vers Orio, qui restait étendu sans mouvement sur le tillac.

« On ne te regarde plus, lui dit-elle à l’oreille : menteur, lève-toi ! »