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L’USCOQUE.

diminuait en même temps que son caractère s’assombrissait davantage ; et c’était justement cette triste empreinte que le temps et la douleur mettaient sur lui qui la charmait sans qu’elle s’en doutât. Depuis que l’orgueil s’était effacé du front d’Orio, et que les fleurs de la santé et de la joie s’étaient fanées sur ses joues, son visage avait pris une expression plus grave, et gagné en douceur ce qu’il avait perdu en éclat ; de sorte que ce qui eût peut-être préservé Giovanna de la funeste passion qui la perdit fut justement ce qui y précipita Argiria. Elle arriva bientôt à ne plus vivre que par Orio, et résolut, avec son courage ordinaire, de se consacrer tout entière à le consoler, dût le monde jeter l’anathème sur elle pour l’espèce de parjure qu’elle commettrait.

Cependant Orio, désormais assuré de sa victoire, ne se hâtait pas d’en finir, et voulait jouir peu à peu de tous ses avantages avec le raffinement d’un homme blasé, et qui tient d’autant plus à ménager son plaisir qu’il lui en reste moins à connaître. Dans les premiers temps, la lutte difficile qu’il avait eu à soutenir avait tenu son imagination éveillée, et le forçait à vivre par la tête, de manière qu’ayant trouvé le moyen d’occuper sa journée il était arrivé à pouvoir dormir la nuit. Enchanté de cet heureux résultat, il en avait fait part au docteur Barbolamo, en le remerciant de ses avis passés, et en lui demandant ses conseils pour l’avenir.

Barbolamo avait hésité avant de lui conseiller de pousser les choses jusqu’au mariage. C’était, à ses yeux, quelque chose de profondément triste et de hideusement laid que l’amour mathématiquement calculé de cet homme au cœur usé, au sang appauvri, pour une belle créature naïve et généreuse, qui allait, en échange de cette tendresse intéressée et de ces transports prémédités, lui livrer tous les trésors d’une passion puissante et vraie.

« C’est l’accouplement de la vie avec la mort, de la lumière céleste avec l’Érèbe, se disait l’honnête médecin. Et pourtant elle l’aime, elle croit en lui ; elle souffrirait maintenant s’il renonçait à la poursuivre. Et puis elle se flatte de le rendre meilleur, et peut-être y réussira-t-elle. Enfin cette belle fortune, qui ne sert qu’à divertir de frivoles compagnons et de viles créatures, va relever l’éclat d’une illustre maison ruinée, et assurer l’avenir de cette belle fille pauvre. Toutes les femmes sont plus ou moins vaines, ajoutait Barbolamo en lui-même : quand la signora Soranzo s’apercevra du peu que vaut son mari, le luxe lui aura créé des besoins et des jouissances qui la consoleront. Et puis, en définitive, puisque les choses en sont à ce point et que les deux familles désirent ce mariage, de quel droit y mettrais-je obstacle ? »

Ainsi raisonnait le médecin ; et cependant il restait troublé intérieurement ; et ce mariage, dont il était la cause à l’insu de tous, était pour lui un sujet d’angoisses secrètes dont il ne pouvait ni se rendre compte ni se débarrasser. Barbolamo était le médecin de la famille Memmo ; il connaissait Argiria depuis son enfance. Elle le regardait comme un impie, parce qu’il était un peu sceptique et qu’il raillait volontiers toutes choses : elle l’avait donc toujours traité assez froidement, comme si elle eût pressenti dès son enfance qu’il aurait une influence funeste sur sa destinée.

Le docteur, ne la connaissant pas bien, et ne sachant que penser de ce caractère froid et un peu altier en apparence, sentait pourtant dans son âme probe et droite qu’entre elle et Soranzo sa sollicitude n’avait pas à hésiter, et se devait tout entière au plus faible. Il eût voulu consulter Argiria ; mais il ne l’osait pas, et il se disait qu’elle était d’un esprit assez ferme et assez décidé pour savoir elle-même se diriger en cette circonstance.

Ne sachant à quoi s’arrêter, mais ne pouvant vaincre l’aversion et la méfiance secrète que Soranzo lui inspirait, il prit un terme moyen : ce fut de lui conseiller de ne pas brusquer les choses et de ne pas presser le mariage.

Soranzo n’avait pas d’autre volonté à cet égard que celle de son médecin ; il l’écoutait avec la crédulité puérile et grossière d’un dévot qui demande des miracles à un prêtre. De même qu’il n’avait vu dans Giovanna qu’un instrument de fortune, il ne voyait dans Argiria qu’un moyen de recouvrer la santé. Mais l’espèce d’affection qu’il avait pour cette dernière était plus sincère ; on peut même dire que, son caractère et sa position donnés, il éprouvait un sentiment vrai pour elle. L’amour est le plus malléable de tous les sentiments humains ; il prend toutes les formes, il produit tous les effets imaginables, selon le terrain où il germe : les nuances sont innombrables, et les résultats aussi divers que les causes. Quelquefois il arrive qu’une âme juste et pure ne saurait s’élever jusqu’à la passion, tandis qu’une âme perverse s’y jette avec ardeur et se fait un besoin insatiable de la possession d’un être meilleur qu’elle, et dont elle ne comprend même pas la supériorité. Orio ressentait les mystérieuses influences de cette protection céleste répandue autour d’un être angélique. L’air qu’Argiria purifiait de son souffle était un nouvel élément où Orio croyait respirer le calme et l’espérance ; et puis cette vie d’extase et de retraite avait fait cesser pour lui la vie de débauche, encore plus mortelle pour l’esprit que pour le corps. Elle lui avait créé mille soins délicats, mille voluptés chastes dont le libertin s’enivrait, comme le chasseur d’une eau pure ou d’un fruit savoureux après les fatigues et les enivrements de la journée. Il se plaisait à voir ses désirs attisés par une longue attente : afin de les rendre plus vifs, il délaissait Naam, et concentrait toutes ses pensées de la nuit sur un seul objet. Il échauffait son cerveau de toutes les privations qu’un amour noble impose aux âmes consciencieuses, mais qu’un calcul réfléchi lui suggérait dans son propre intérêt. Habitué à de rapides conquêtes, hardi jusqu’à l’insolence avec les femmes faciles, flatteur insinuant et menteur effronté avec les timides, il ne s’était jamais obstiné à la poursuite de celles qui pouvaient lui opposer une longue résistance : il les haïssait et feignait de les dédaigner. C’était donc la première fois de sa vie qu’il faisait vraiment la cour à une femme, et le respect qu’il s’imposait était un raffinement de volupté où son être, plongé tout entier, trouvait l’oubli de ses fautes et une sorte de sécurité magique, comme si l’auréole de pureté qui ceignait le front d’Argiria eût banni les esprits des ténèbres et combattu les malignes influences.

Argiria, effrayée de son amour, n’osait se dire encore qu’elle était vaincue, et s’imaginait que, tant qu’elle ne l’aurait pas avoué clairement à Soranzo, elle pourrait encore se raviser.

Un soir ils étaient assis ensemble à l’une des extrémités de la grande galerie du palais Memmo ; cette galerie, comme toutes celles des palais vénitiens, traversait le bâtiment dans toute sa largeur, et était percée à chaque bout de trois grandes fenêtres. Il commençait à faire nuit, et la galerie n’était éclairée que par une petite lampe d’argent posée au pied d’une statue de la Vierge. La signora Memmo s’était retirée dans sa chambre, dont la porte donnait sur la galerie, afin de laisser les deux fiancés causer librement. Tout en entretenant Argiria de son amour, Orio s’était rapproché, et avait fini par se mettre à genoux devant elle. Elle voulut le relever ; mais lui, se saisissant de ses mains, les baisa avec ardeur, et se mit à la regarder avec une ivresse silencieuse. Argiria, qui avait appris à son tour à connaître le pouvoir de ses yeux, craignant de se trop abandonner au trouble qu’ils produisaient en elle, détourna les siens et les porta vers le fond de la galerie. Orio, qui avait vu plus d’une femme agir de la sorte, attendit en souriant que sa fiancée reportât ses regards sur lui. Il attendit en vain. Argiria continuait à tenir ses yeux fixés du même côté, non plus comme si elle eût voulu éviter ceux de son amant, mais comme si elle considérait attentivement quelque chose d’étonnant. Elle semblait tellement absorbée dans cette contemplation que Soranzo en fut inquiété.

« Argiria, dit-il, regardez-moi. »

Argiria ne répondit pas ; il y avait dans sa physionomie quelque chose d’inexplicable et de vraiment effrayant.

« Argiria ! répéta Soranzo d’une voix émue ! Argiria ! mon amour ! »

À ces mots, elle se leva brusquement et s’éloigna de