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L’USCOQUE.

s’arrêtait pour regarder s’il n’était pas suivi. Le docteur avait soin alors de s’arrêter aussi. Il le vit s’enfoncer dans une petite rue. Alors le docteur se mit à courir jusqu’au premier pont, et, gagnant de vitesse, il eut bientôt rejoint Naama, mais toujours à une distance raisonnable, et il le suivit ainsi à travers mille détours pendant près d’une heure, jusqu’à ce qu’enfin il le vît rentrer au palais Soranzo.

» Ayant par là acquis la certitude qu’il ne s’était pas trompé de personnage, le docteur alla faire sa déclaration à la police, et de là, tandis que l’on procédait sur-le-champ à l’arrestation de messer Orio et de son serviteur, il retourna chez lui. Il trouva plusieurs hommes errant et cherchant sur le quai d’un air fort affairé. L’un d’eux vint à lui, et l’ayant reconnu tout de suite, car il commençait à faire jour, lui demanda avec civilité, et en l’appelant par son nom, s’il n’avait pas vu ou entendu quelque chose d’extraordinaire, un homme en fuite, ou un combat sur son chemin, dans le quartier qu’il venait de parcourir. Mais le docteur, au lieu de répondre, recula de surprise, et faillit tomber à la renverse en voyant devant lui le spectre d’un homme qu’il croyait mort depuis un an, et dont la perte douloureuse avait été pleurée par sa famille.

« Ne soyez ni étonné ni effrayé, mon cher docteur, dit le fantôme ; je suis votre fidèle client et ancien ami le comte Ermolao Ezzelin, que vous avez peut-être eu la bonté de regretter un peu, et qui a échappé, comme par miracle, à des malheurs étranges… »

En cet endroit de la déposition du docteur, Orio se tordit les poings sous son manteau. Ses yeux rencontrèrent ceux du docteur. Ils avaient l’expression ironique et un peu cruelle de l’homme d’honneur déjouant les ruses d’un scélérat.

La lecture continua.

« Le comte Ezzelin dit alors au docteur qu’il le verrait plus à loisir pour lui parler de ses affaires ; mais que, pour le moment, il le priait d’excuser son inquiétude, et de l’aider à éclaircir un fait bizarre. Un joueur de luth, qu’à son costume il avait cru reconnaître pour l’esclave arabe de messer Orio Soranzo, était venu sous la fenêtre de la signora Argiria, et avait semblé chercher à braver la défense du maître de la maison, qui lui prescrivait du geste et de la voix d’aller faire de la musique plus loin. Le comte Ezzelin, impatienté, était sorti et s’était lancé à sa poursuite ; mais, s’étant avisé qu’il était sans armes, et que ce musicien pouvait bien être le provocateur d’un guet-apens (d’autant plus que le comte avait de fortes raisons pour penser que messer Soranzo lui tendrait quelque embûche), il était rentré pour prendre son épée. Au moment où il passait la porte de son palais, son brave et fidèle serviteur Danieli en sortait, et, inquiet de cette aventure, venait à son aide. Danieli courut sur le joueur de luth. Pendant ce temps le comte rentra dans une salle basse, et prit à la muraille une vieille épée, la première qui lui tomba sous la main. Il fut retenu quelques instants par sa sœur épouvantée, qui s’était jetée dans les escaliers, et qui tremblait pour lui. Il eut quelque peine à se dégager ; mais, s’étonnant de ne pas voir revenir Danieli, il s’élança dans la même direction. Voyant cette rue déserte et silencieuse, il avait pris à gauche, et avait couru et appelé quelque temps sans succès. Enfin il était revenu sur ses pas ; ses autres serviteurs, s’étant levés, l’avaient aidé à chercher Danieli. L’un d’eux prétendait avoir entendu une espèce de cri et la chute d’un corps dans l’eau. C’était même ce qui l’avait éveillé et engagé à se lever, bien qu’il ne sût pas de quoi il s’agissait. Tous les efforts du comte et de ses serviteurs pour retrouver le bon Danieli avaient été inutiles. Quelques traces de sang mal essuyées sur les marches du traguet leur causaient une vive inquiétude. Le docteur raconta ce qu’il avait vu. On reprit alors, avec la sonde, les recherches sur la rive. Mais au bout de quelques heures on retrouva le corps de Danieli qui surnageait de l’autre côté du canal. »

« Ainsi, se dit Orio dévoré d’une rage intérieure, Naam s’est trompée, et c’est moi qui me suis livré moi-même, en déclarant à la police que le coup était destiné au comte Ezzelin. »

Le docteur ayant confirmé sa déclaration, le comte Ezzelin fut introduit.

« Monsieur le comte, dit le juge examinateur, vous avez annoncé que vous aviez d’importantes déclarations à faire sur la conduite de messer Orio Soranzo. C’est vous-même qui l’avez fait assigner à comparaître ici devant vous, en notre présence. Veuillez parler.

— Que vos seigneuries m’excusent pour un instant, dit Ezzelin, j’attends un témoin que le conseil des Dix m’a autorisé à demander, et devant lequel les dépositions que j’ai à faire doivent être enregistrées. »

On présenta un siège au comte Ezzelin, et quelques instants se passèrent dans le plus profond silence. Combien Soranzo dut être blessé dans son orgueil en se voyant debout, devant son ennemi assis, au milieu d’un auditoire impassible, et dans l’attente de quelque nouveau coup impossible à détourner !

Tourmenté d’une secrète angoisse, il résolut d’en sortir par un effort d’effronterie.

« J’avais cru, dit-il, que mon esclave Naama, ou plutôt Naam, car c’est le nom qui convient à son sexe, assisterait à cette séance ; ne me sera-t-il pas accordé d’être confronté avec elle et d’invoquer le témoignage de sa sincérité ? »

Personne ne répondit à cette interrogation. Orio sentit le froid de la mort parcourir ses veines. Néanmoins il renouvela sa demande. Alors la voix lente et sonore du conseiller examinateur lui répondit :

« Messer Orio Soranzo, Votre Seigneurie devrait savoir qu’elle n’a aucune espèce de questions à nous adresser, et nous aucune espèce de réponses à lui faire. Les formes de la justice seront observées, dans cette cause, avec l’indépendance et l’intégrité qui président à tous les actes du conseil suprême. »

En cet instant messer Barbolamo s’approcha du comte et lui parla à l’oreille. Leurs regards à tous deux se portèrent en même temps sur Orio : ceux du comte, pleins de cette complète indifférence qui est le dernier terme du mépris ; ceux du docteur, animés d’une énergie d’indignation qui allait jusqu’à la moquerie impitoyable. Mille serpents rongeaient le sein d’Orio. L’heure sonna, lente, égale, vibrante. Orio ne comprenait pas que la marche du temps pût s’accomplir comme à l’ordinaire. La circulation inégale et brisée de son sang dans ses artères semblait bouleverser l’ordre accoutumé des instants par lesquels le temps se déroule et se mesure.

Enfin le témoin attendu fut introduit ; c’était l’amiral Morosini. Il se découvrit en entrant, mais ne salua personne et parla de la sorte :

« L’assemblée devant laquelle je suis appelé à comparaître me permettra de ne m’incliner devant aucun de ses membres avant de savoir qui est ici l’accusateur ou l’accusé, le juge ou le coupable. Ignorant le fond de cette affaire, ou du moins ne l’ayant apprise que par la voie incertaine et souvent trompeuse de la clameur publique, je ne sais point si mon neveu Orio Soranzo, ici présent, mérite de moi des marques d’intérêt ou de blâme. Je m’abstiendrai donc de tout témoignage extérieur de déférence ou d’improbation envers qui que ce soit, et j’attendrai que la lumière me vienne, et que la vérité me dicte la conduite que j’ai à tenir. »

Ayant ainsi parlé, Morosini accepta le siège qui lui fut offert, et Ezzelin parla à son tour :

« Noble Morosini, dit-il, j’ai demandé à vous avoir pour témoin de mes paroles et pour juge de ma conduite en cette circonstance, où il m’est également difficile de concilier mes devoirs de citoyen envers la république et mes devoirs d’ami envers vous. Le ciel m’est témoin (et j’invoquerais aussi le témoignage d’Orio Soranzo, si le témoignage d’Orio Soranzo pouvait être invoqué !) que j’ai voulu, avant tout, m’expliquer devant vous. Aussitôt après mon retour à Venise, me fiant à votre sagesse et à votre patriotisme plus qu’à ma propre conscience, j’avais résolu de me diriger d’après votre décision. Orio Soranzo ne l’a pas voulu ; il m’a contraint à le traîner sur