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L’USCOQUE.

d’Orio. Le geôlier, étant rentré dans son cachot quelques heures après lui avoir porté son repas, l’avait trouvée plongée dans un sommeil léthargique, et l’on craignait qu’elle n’eût tenté de s’empoisonner. Je la trouvai en effet endormie par l’effet bien appréciable d’un narcotique. J’examinai ses aliments, et je trouvai dans son breuvage le reste de la poudre que j’avais donnée à messer Soranzo. Je pris des informations, et je sus par le geôlier que chaque jour messer Soranzo envoyait à Naam des aliments plus choisis que ceux de la prison, et une certaine boisson préparée avec du miel et du citron, dont elle avait l’habitude. Moi-même je m’étais prêté, avec la permission de l’intendant, à porter à la captive ces adoucissements au régime de la prison, réclamés par son état fébrile. Pour m’assurer du fait, je portai le fond du vase à l’apothicaire qui m’avait vendu la poudre ; il l’analysa et constata que c’était la même. J’ai fait constater aussi les circonstances de l’envoi de cette boisson à Naam par son maître ; et il résulte de tout ceci que messer Orio Soranzo, craignant sans doute quelque révélation fâcheuse de la part de son esclave, a voulu l’empoisonner et se servir de moi à cet effet : ce dont je lui sais le plus grand gré du monde ; car la méfiance et l’antipathie que je ressentais pour lui, depuis le premier jour où j’ai eu l’honneur de le voir, sont enfin justifiées, et ma conscience n’est plus en guerre avec mon instinct. Je ne me justifierai pas auprès de messer Orio de l’espèce d’animosité que depuis hier je porte contre lui dans cette affaire ; peu m’importe ce qu’il en pense. Mais auprès de vous, noble et vénéré seigneur Morosini, je tiens à ne point passer pour un homme qui s’acharne sur les vaincus, et qui se plaît à fouler aux pieds ceux qui tombent. Si, dans cette circonstance, je me suis investi d’un rôle tout à fait contraire à mes goûts et à mes habitudes, c’est que j’ai failli être pris pour complice d’un nouveau crime de messer Soranzo, et qu’entre le rôle de dupe de l’imposture et celui de vengeur de la vérité, j’aime encore mieux le dernier.

— Tout ceci, s’écria Orio, tremblant et un peu égaré, est un tissu de mensonges et d’atrocités, ourdi par le comte Ezzelin pour me perdre. Si cette pauvre créature que voici, ajouta-t-il en montrant Naam, pouvait entendre ce qui se dit autour d’elle et à propos d’elle, si elle pouvait y répondre, elle me justifierait de tout ce qu’on m’impute ; et, quoique souillée d’un crime qui m’ôte une grande partie de la confiance que j’avais en elle, j’oserais encore invoquer son témoignage…

— Vous êtes libre de l’invoquer, » dit le juge.

Orio s’adressa alors en arabe à Naam, et l’adjura de le disculper. Elle garda le silence et ne tourna même pas la tête vers lui. Il sembla qu’elle ne l’eût pas entendu.

« Naam, dit le juge, vous allez être interrogée ; voudrez-vous cette fois nous répondre, ou êtes-vous réellement dans l’impossibilité de le faire ?

— Elle ne peut, dit Orio, ni répondre aux paroles qui lui sont adressées ni les comprendre. Je ne vois point ici d’interprète, et, si Vos Seigneuries le permettent, je lui transmettrai…

— Ne prends pas cette peine, Orio, dit Naam d’une voix ferme et dans un langage vénitien très-intelligible. Il faut que tu sois bien simple, malgré toute ton habileté, pour croire que depuis un an que j’habite Venise, je n’ai pas appris à comprendre et à parler la langue qu’on parle à Venise. J’ai eu mes raisons pour te le cacher, comme tu as eu les tiennes pour agir avec moi ainsi que tu l’as fait. Écoute, Orio, j’ai beaucoup de choses à te dire, et il faut que je te les dise devant les hommes, puisque tu as détruit la sécurité de nos tête-à-tête ; puisque ta méfiance, ton ingratitude et ta méchanceté ont brisé la pierre de ce sépulcre où je m’étais ensevelie vivante avec toi. »

En parlant ainsi, Naam, que son état de faiblesse autorisait à rester assise, était appuyée sur le dossier d’une stalle en bois placée à quelque distance d’Orio. Son coude soutenait nonchalamment sa tête, et elle se tournait à demi vers Soranzo pour lui parler, comme on dit, par-dessus l’épaule ; mais elle ne daignait pas se tourner entièrement de son côté ni jeter les yeux sur lui. Il y avait dans son attitude quelque chose de si profondément méprisant, qu’Orio sentit le désespoir s’emparer de lui, et il fut tenté de se lever et de se déclarer coupable de tous les crimes, pour en finir plus vite avec toutes ces humiliations.

Naam poursuivit son discours avec une tranquillité effrayante. Ses yeux, creusés par la fièvre, semblaient de temps en temps céder à un reste de sommeil léthargique. Mais sa volonté semblait aussitôt faire un effort, et les éclairs d’un feu sombre succédaient à cet abattement.

« Orio, dit-elle sans changer d’attitude, je t’ai beaucoup aimé, et il fut un temps où je te croyais si grand, que j’aurais tué mon père et mes frères pour te sauver. Hier encore, malgré le mal que je t’ai vu commettre et malgré tout celui que j’ai commis pour toi, il n’est pas de juges impitoyables, il n’est pas de bourreaux avides de sang et de tortures qui eussent pu m’arracher un mot contre toi. Je ne t’estimais plus, je ne te respectais plus ; mais je t’aimais encore, du moins je te plaignais ; et, puisqu’il me fallait mourir, je n’eusse pas voulu t’entraîner avec moi dans la tombe. Aujourd’hui est bien différent d’hier ; aujourd’hui je te hais et je te méprise, tu sais pourquoi. Allah me commande de te punir, et tu seras puni sans que je te plaigne.

« Pour toi, j’ai assassiné mon premier maître, le pacha de Patras. C’était la première fois que je répandais le sang. Un instant je crus que mon sein allait se briser et ma tête se fendre. Tu m’as reproché depuis d’être lâche et féroce ; que cette accusation retombe sur ta tête !

« Je t’ai sauvé cette fois de la mort, et bien d’autres fois depuis ; lorsque tu combattais contre tes compatriotes, à la tête des pirates, je t’ai fait un rempart de mon corps, et bien souvent ma poitrine sanglante a paré les coups destinés à l’invincible Uscoque.

« Un soir tu m’as dit :

« Mes complices me gênent ; je suis perdu si tu ne m’aides à les anéantir. » J’ai répondu : « Anéantissons-les. » Il y avait deux matelots intrépides, qui t’avaient cent fois fait voler sur les ondes dans la tempête, et qui, chaque nuit, t’avaient ramené au seuil de ton château avec une fidélité, une adresse et une discrétion au-dessus de tout éloge et de toute récompense. Tu m’as dit : « Tuons-les ; » et nous les avons tués. Il y avait Mezzani et Léontio, et Frémio le renégat, qui avaient partagé tes exploits dangereux, et qui voulaient partager tes riches dépouilles. Tu m’as dit : « Empoisonnons-les ; » et nous les avons empoisonnés. Il y avait des serviteurs, des soldats, des femmes qui eussent pu s’apercevoir de tes desseins et interroger les cadavres. Tu m’as dit : « Effrayons et dispersons tous ceux qui dorment sous ce toit ; » et nous avons mis le feu au château.

» J’ai participé à toutes ces choses avec la mort dans l’âme, car les femmes ont horreur du sang répandu. J’avais été élevée dans une riante contrée, parmi de tranquilles pasteurs, et la vie féroce que tu me faisais mener ressemblait aussi peu aux habitudes de mon enfance que ton rocher nu et battu des vents ressemblait aux vertes vallées et aux arbres embaumés de ma patrie. Mais je me disais que tu étais un guerrier et un prince, et que tout est permis à ceux qui gouvernent les hommes et leur font la guerre. Je me disais qu’Allah place leur personne sur un roc escarpé, où ils ne peuvent gravir qu’en marchant sur beaucoup de cadavres, et où ils ne se maintiendraient pas longtemps s’ils ne renversaient au fond des abîmes tous ceux qui essayent de s’élever jusqu’à eux. Je me disais que le danger ennoblit le meurtre et le pillage, et qu’après tout, tu avais assez exposé ta vie pour avoir le droit de disposer de celle de tes esclaves après la victoire. Enfin, j’essayais de trouver grand, ou du moins légitime, tout ce que tu commandais ; et il en eût toujours été ainsi, si tu n’avais pas tué ta femme.

» Mais tu avais une femme belle, chaste et soumise. Elle eût été digne, par sa beauté, de la couche d’un sultan ; elle était digne, par sa fidélité, de ton amour, et, par sa douceur, de l’amitié et du respect que j’avais pour