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L’USCOQUE.

— C’était donc vous qui étiez chargée de le remettre au lieutenant Mezzani ?

— Oui, c’était elle, répondit le docteur ; elle l’a gardé, parce que, d’un côté, elle savait que Mezzani trahissait la république et n’était pas dans les intérêts de la signora Giovanna, et parce que, de l’autre, Naam se doutait bien que ce coffret contenait quelque chose qui pouvait perdre Soranzo. Elle cacha ce gage, pensant que plus tard la signora Giovanna le lui demanderait. Celle-ci avait toute confiance dans Naam, et sans doute elle croyait que cette lettre vous parviendrait. Naam vous l’eût remise si elle n’eût craint de nuire à Soranzo en le faisant. Mais elle a gardé le gage comme un précieux souvenir de cette rivale qui lui était chère. Elle l’a toujours porté sur elle, et c’est hier seulement, en se convaincant de la tentative d’empoisonnement faite sur elle par Orio, qu’elle a brisé le cachet de la lettre, et qu’après l’avoir lue elle me l’a remise. »

L’amiral voulut lire la lettre. Le juge examinateur la lui demanda en vertu de ses pouvoirs illimités. Morosini obéit ; car il n’était point de tête si puissante et si vénérée dans l’État qui ne fût forcée de se courber sous la puissance des Dix. Le juge prit connaissance de la lettre, et la remit ensuite à Morosini qui la lut à son tour ; quand il l’eut finie, il en recommença la lecture à haute voix, disant qu’il devait cette satisfaction à l’honneur d’Ezzelin, et ce témoignage d’abandon complet à Orio.

La lettre contenait ce qui suit :

« Mon oncle, ou plutôt mon père bien-aimé, je crains que nous ne nous retrouvions pas en ce monde. Des projets sinistres s’agitent autour de moi, des intentions haineuses me poursuivent. J’ai fait une grande faute en venant ici sans votre aveu. J’en serai peut-être trop sévèrement punie. Quoi qu’il arrive, et quelque bruit qu’on vienne à faire courir sur moi, je n’ai pas le plus léger tort à me reprocher envers qui que ce soit, et cette pensée me donne l’assurance de braver toutes les menaces et d’accepter la mort suspendue sur ma tête. Dans quelques heures peut-être je ne serai plus. Ne me pleurez pas. J’ai déjà trop vécu ; et si j’échappais à cette périlleuse situation, ce serait pour aller m’ensevelir dans un cloître loin d’un époux qui est l’opprobre de la société, l’ennemi de son pays, l’Uscoque en un mot ! Dieu vous préserve d’avoir à ajouter, quand vous lirez cette lettre, l’assassin de votre fille infortunée »

Giovanna Morosini,

qui jusqu’à sa dernière heure vous chérira et vous bénira comme un père. »

Ayant achevé cette lecture, Morosini quitta sa place, et porta la lettre sur le bureau des juges ; puis il les salua profondément, et se mit en devoir de se retirer.

« Votre Seigneurie se constituera-t-elle le défenseur de son neveu Orio Soranzo ? dit le juge.

— Non, Messer, répondit gravement Morosini.

— Votre Seigneurie n’a-t-elle rien à ajouter aux révélations qui ont été faites ici, soit pour charger, soit pour alléger le sort des accusés ?

— Rien, Messer, répondit encore Morosini. Seulement, s’il m’est permis d’émettre un vœu personnel, j’implore l’indulgence des juges pour cette jeune fille que l’ignorance de la vraie religion et les mœurs barbares de sa race ont poussé à des crimes que son cœur généreux désavoue. »

Le juge ne répondit point. Il salua le général, qui se tourna vers le comte Ezzelin et lui serra fortement la main. Il en fit autant pour le docteur et sortit précipitamment sans jeter les yeux sur son neveu. Au moment où la porte s’ouvrait pour le laisser sortir, le chien favori d’Ezzelin qui s’impatientait de ne pas voir son maître, s’élança dans la salle, malgré les archers qui s’efforçaient de le chasser. C’était un grand lévrier blanc, qui ne marchait que sur trois pattes. Il courut d’abord vers son maître ; mais, rencontrant Naam sur son chemin, il partit la reconnaître, et s’arrêta un instant pour la caresser. Puis, apercevant Orio, il s’élança vers lui avec fureur, et il fallut qu’Ezzelin le rappelât avec autorité pour l’empêcher de lui sauter à la gorge.

« Et toi aussi, tu m’abandonnes, Sirius ! dit Orio.

— Et lui aussi te condamne ! » dit Naam.

Le juge fit un signe, Orio fut emmené par les sbires, la porte intérieure du palais ducal se referma sur lui. Il ne la repassa jamais, on n’entendit jamais parler de lui.

On vit un moine sortir le lendemain matin des prisons. On présuma qu’une exécution avait eu lieu dans la nuit.

Naam fut condamnée à mort séance tenante. Elle écouta son arrêt et retourna au cachot avec une indifférence qui confondit tous les assistants. Le docteur et le comte se retirèrent consternés de son sort ; car, malgré le meurtre de Danieli, ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer son courage et de s’intéresser à elle.

Naam ne reparut pas plus qu’Orio dans Venise.

Cependant on assure que son arrêt ne reçut pas d’exécution. Un des juges examinateurs, frappé de sa beauté, de sa sauvage grandeur d’âme et de son indomptable fierté, avait conçu pour elle une passion violente, presque insensée. Il risqua, dit-on, son rang, sa réputation et sa vie, pour la sauver. S’il faut en croire de sourdes rumeurs, il descendit la nuit dans son cachot et lui offrit de lui conserver la vie à condition qu’elle serait sa maîtresse, et qu’elle consentirait à vivre éternellement cachée dans une maison de campagne aux environs de Venise.

Naam refusa d’abord.

Cet incurable désespoir, ce profond mépris de la vie exaltèrent de plus en plus la passion du juge. Naam était bien, en effet, la maîtresse idéale d’un inquisiteur d’État ! Il la pressa tellement qu’elle lui répondit enfin :

« Une seule chose me réconcilierait avec la vie : ce serait l’espoir de revoir le pays où je suis née. Si tu veux t’engager avec moi à m’y renvoyer dans un an, je consens à être ton esclave jusque-là. Puisqu’il faut que je subisse l’esclavage ou la mort, je choisis l’esclavage à condition que je conquerrai ainsi ma liberté. »

Le traité fut accepté. Le bourreau chargé de conduire Naam dans une gondole fermée au canal des mairane, là où se faisaient les noyades, s’apprêtait à lui passer le sac fatal, lorsque six hommes masqués et armés jusqu’aux dents, conduisant une barque légère, se jetèrent sur lui et lui enlevèrent sa victime.

On fit de grands commentaires sur cet événement, on alla jusqu’à croire qu’Orio s’était échappé et qu’il avait fui avec sa complice en pays étranger. D’autres pensèrent que Morosini, touché de l’attachement de Naam pour sa nièce, l’avait soustraite à la rigueur des lois. La vérité ne fut jamais bien connue.

Seulement on prétend que, l’année suivante, il se passa des choses étranges à la maison de campagne du juge. Une sorte de fantôme la hantait et remplissait d’effroi tous les environs. Le juge semblait avoir de rudes démêlés avec le lutin, et on l’entendait parler d’une voix suppliante, tandis que l’autre criait d’un ton de menace :

« Si tu ne veux pas tenir ta parole, je te conseille de me tuer ; car je vais aller me livrer aux juges. J’ai rempli mes engagements, c’est à toi de remplir les tiens. »

Les bonnes femmes du pays en conclurent que le terrible juge avait fait un pacte avec le diable. L’inquisition s’en serait mêlée, si tout à coup le bruit n’eût cessé et si la maison du juge ne fût redevenue tranquille.

Environ cinq ans après ces événements, un groupe d’honnêtes bourgeois prenait le café sous une tente dressée sur la rive des Esclavons. Une famille patricienne qui venait de faire quelques tours de promenade le long du quai, se rembarqua un peu au-dessous du café, et la gondole s’éloigna lentement.

« Pauvre signora Ezzelin ! dit un des bourgeois en la suivant des yeux ; elle est encore bien pâle, mais elle a l’air parfaitement raisonnable.

— Oh ! elle est très-bien guérie ! reprit un autre bourgeois. Ce brave docteur Barbolamo, qui l’accompagne partout, est un si habile médecin et un ami si dévoué !