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LES VISIONS DE LA NUIT DANS LES CAMPAGNES.

où elle travaillait avec tant de force et d’activité ? Cela était au moins digne de remarque. Mais ce qui m’étonna encore plus, ce fut ce que j’éprouvai en moi-même : je n’eus aucun sentiment de peur, mais une répugnance, un dégoût invincible. Je passai mon chemin sans qu’elle tournât la tête. Ce ne fut qu’en arrivant chez moi que je pensai aux sorcières des lavoirs, et alors j’eus très-peur, j’en conviens franchement, et rien au monde ne m’eût décidé à revenir sur mes pas. »

Une seconde fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet vers deux heures du matin. Il venait de Limières, où il assure qu’il n’avait ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir ; il était seul, en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied à terre à une montée et se trouva au bord de la route, près d’un fossé où trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande activité, sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans aboyer. Il passa sans trop regarder ; mais à peine eut-il fait quelques pas, qu’il entendit marcher derrière lui et que la lune dessina à ses pieds une ombre très-allongée. Il se retourna et vit une de ces femmes qui le suivait. Les deux autres venaient à quelque distance comme pour appuyer la première. « Cette fois, dit-il, je pensai bien aux lavandières, mais j’eus une autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d’une taille si élevée et celle qui me suivait avait tellement les proportions, la figure et la démarche d’un homme, que je ne doutai pas un instant d’avoir affaire à des plaisants de village, mal intentionnés peut-être. J’avais une bonne trique à la main. Je me retournai en disant : Que me voulez-vous ? — Je ne reçus point de réponse ; et, ne me voyant pas attaqué, n’ayant pas de prétexte pour attaquer moi-même, je fus forcé de regagner mon cabriolet, qui était assez loin devant moi, avec cet être désagréable sur mes talons. Il ne me disait rien et semblait se faire un malin plaisir de me tenir sous le coup d’une attaque. Je tenais toujours mon bâton prêt à lui casser la mâchoire au moindre attouchement ; et j’arrivai ainsi à mon cabriolet avec mon poltron de chien qui ne disait mot et qui y sauta avec moi. Je me retournai alors, et quoique j’eusse entendu jusque-là des pas sur les miens et vu une ombre marcher à côté de moi je ne vis personne. Seulement je distinguai, à trente pas environ en arrière, à la place où je les avais vues laver, ces trois grandes diablesses sautant, dansant et se tordant comme des folles sur le revers du fossé. »

Je vous donne cette histoire pour ce qu’elle vaut ; mais elle m’a été racontée de très-bonne foi, et je vous la garantis. Mettez cela en partie au chapitre des hallucinations. L’Orme Râteau, arbre magnifique, qui existait, dit-on, déjà grand et fort, au temps de Charles vii. Comme un orme qu’il est, il n’a pas de loin une grande apparence et son branchage affecte assez la forme du râteau, dont il porte le nom. Mais ce n’est là qu’une coïncidence fortuite avec la légende traditionnelle qui l’a baptisé. De près il devient imposant par sa longue tige élancée, sillonnée de la foudre et plantée comme un monument à un vaste carrefour de chemins communaux. Ces chemins, larges comme des prairies, incessamment tondus par les troupeaux du prolétaire, sont couverts d’une herbe courte, où la ronce et le chardon croissent en liberté. La plaine est ouverte à une grande distance, fraîche quoique nue, mais triste et solennelle malgré sa fertilité. Une croix de bois est plantée sur un piédestal de pierre qui est le dernier vestige de quatre statues fort anciennes disparues depuis la révolution de 93. Cette décoration monumentale dans un lieu si peu fréquenté atteste un respect traditionnel ; et les paysans des environs ont une telle opinion de l’orme Râteau qu’ils prétendent qu’on ne peut l’abattre, parce qu’il est sur la carte de Cassini. Mais ce chemin communal, abandonné aujourd’hui aux piétons, et que traverse à de rares intervalles le cheval d’un meunier ou d’un gendarme, était jadis une des grandes voies de communication de la France centrale. On l’appelle encore aujourd’hui le chemin des Anglais. C’était la route militaire, le passage des armées que franchit l’invasion, et que Du Guesclin leur fit repasser l’épée dans le dos, après avoir délivré Sainte-Sévère, la dernière forteresse de leur occupation.

Ce détail n’est consigné dans aucune histoire, mais la tradition est là qui en fait foi ; et maintenant voici la légende de l’Orme Râteau qui est jolie, malgré la nature des animaux qui y jouent leur rôle.

Un jeune garçon gardait un troupeau de porcs autour de l’Orme Râteau. Il regardait du côté de la Châtre, lorsqu’il vit accourir une grande bande armée qui dévastait les champs, brûlait les chaumières, massacrait les paysans et enlevait les femmes. C’étaient les Anglais qui descendaient de la Marche sur le Berry et qui s’en allaient ravager Saint-Chartier. Le porcher éloigna son troupeau, se tint à distance, et vit passer l’ennemi comme un ouragan. Quand il revint sous l’orme avec son troupeau, la peur qu’il avait ressentie fit place à une grande colère contre les Anglais et contre lui-même. « Quoi ! pensa-t-il, nous nous laissons abîmer ainsi sans nous défendre ! Nous sommes trop lâches ! Il y faut aller ! » Et, s’approchant de la statue de saint Antoine, qui était une des quatre autour de l’orme : « Bon saint Antoine, lui dit-il, il faut que j’aille contre ces Anglais, et je n’ai pas le temps de rentrer mes bêtes. Pendant ce temps-là, ces méchants-là nous feraient trop de mal. Prends mon bâton, bon saint, et veille sur mes porcs pendant trois jours et trois nuits ; je te les donne en garde. »

Là-dessus, le jeune gars mit sa binette de porcher (qui est un court bâton avec un triangle de fer au bout) dans les mains de la statue, et, jetant là ses sabots, s’en courut à Saint-Chartier, où, pendant trois jours et trois nuits, il fit rage contre les Anglais avec les bons garçons de l’endroit, soutenus des bons hommes d’armes de France. Puis, quand l’ennemi fut chassé, il s’en revint à son troupeau ; il compta ses porcs et pas un ne manquait ; et cependant il avait passé là bien des traînards, bien des pillards et bien des loups attirés par l’odeur du carnage. Le jeune porcher reprit à saint Antoine son sceptre rustique, le remercia à genoux, et sans rêver les hautes destinées et la grande mission de Jeanne d’Arc, content d’avoir au moins donné son coup de main à l’œuvre de délivrance, il garda ses cochons comme devant.

Une autre tradition plus confuse attribue à l’Orme Râteau une moins bénigne influence. Des enfants, saisis de vertige, auraient eu l’horrible idée de jouer leur vie aux petits palets et auraient enterré vivant le perdant sous la pierre de saint Antoine.

Mais voici la légende principale et toujours en crédit de l’Orme Râteau. Un monsieur s’y promène la nuit ; il en fait incessamment le tour. On le voit là depuis que le monde est monde. Quel est-il ? Nul ne le sait. Il est vêtu de noir, et il a vingt pieds de haut. C’est un monsieur, car il suit les modes ; on l’a vu au siècle dernier, en habit noir complet, culotte courte, souliers à boucles, l’épée au côté ; sous le Directoire, on l’a vu en oreilles de chien et en large cravate. Aujourd’hui, il s’habille comme vous et moi ; mais il porte toujours son grand râteau sur l’épaule, et gare aux jambes des gens ou des bêtes qui passent dans son ombre. Du reste, pas méchant homme, et ne se faisant connaître qu’à ceux qui ont le secret.

Si vous n’y croyez, allez-y voir. Nous y avons été à l’heure solennelle du lever de la lune ; nous l’avons appelé par tous les noms possibles, en lui disant toujours monsieur, très-poliment, mais nous n’avons pas trouvé le nom auquel il lui plaît de répondre, car il n’est pas venu, et, d’ailleurs, il n’aime pas la plaisanterie, et, pour le voir, il faut avoir peur de lui.

L’Allemagne passe pour être la terre classique du fantastique. Cela tient à ce que des écrivains anciens et modernes ont fixé la légende dans le poëme, le conte et la ballade. Notre littérature française, depuis le siècle de Louis XVI surtout, a rejeté cet élément comme indigne de la raison humaine et de la dignité philosophique. Le romantisme a fait de vains efforts pour dérider notre scepticisme ; nous n’avons su qu’imiter la fantaisie allemande. Le merveilleux slave, bien autrement grandiose et terrifiant, nous a été révélé par des traductions incomplètes qui ne sont pas devenues populaires. On n’a pas