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JEAN ZISKA.

à venger le supplice de Jean Huss. Mais ses promesses échouèrent devant les séductions de Sigismond. Il devint l’ennemi le plus haï et le plus méprisé des Taborites, et, dès le commencement de 1420, Ziska tomba du haut de son Tabor, comme un torrent des montagnes, sur la ville d’Aust, qui était située presque sous ses pieds, et qui appartenait à Rosemberg. On était au carnaval, et après ces soirées de débauche, les habitants dormaient si profondément, qu’ils furent pris et massacrés en sursaut. Tous furent passés au fil de l’épée. Leurs maisons rasées disparurent du sol. Ce nid de papistes offusquait la vue de Ziska. Il en fit un champ de blé.

Ulric de Rosemberg, proche parent de celui-là, et que les historiens du temps appellent de Roses (Rosensis), resta attaché encore quelque temps au parti de Jean Ziska. Nous prenons note de lui pour qu’on ne le confonde pas avec le premier, qui fut assommé à coups de fléaux par les Taborites, puis coupé par morceaux et jeté au feu.

Ziska détruisit et massacra encore, au commencement de cette année 1420, une douzaine de communautés religieuses. Coranda l’accompagnait dans ces farouches expéditions. Hyneck Krussina, homme de tête et de main, imitant le zèle de Ziska, réunit, sur une montagne de Cuttemberg qu’il baptisa Oreb, des troupes de paysans qui prirent le nom d’Orébites. Les Taborites et les Orébites fraternisèrent dans les combats et communièrent ensemble sur les champs de bataille. En cas de danger, ils convinrent de se donner toujours avis et de se secourir mutuellement. En attendant la guerre du dehors, qui était imminente, ils se tinrent en haleine en détruisant ces moines que Ziska appelait les ennemis domestiques.

Au milieu de ces événements, Ziska devint aveugle. Comme il assiégeait la forteresse de Raby, il monta sur un arbre afin de voir et d’encourager ses gens. Une bombarbe, en passant près de lui et en fracassant les branches, lui fit sauter un petit éclat de bois dans l’œil, le seul qui lui restât. La forteresse n’en fut pas moins emportée d’assaut et réduite en cendres ; puis Ziska alla se faire panser à Prague, et peu de temps après il rentra en campagne, privé entièrement et à jamais de la vue.

Il ne faut pas croire que cette guerre aux moines fut sans fatigues et sans dangers. Presque tous ces monastères étaient fortifiés ; et les abbés, quand ils ne pouvaient pas compter sur leurs vassaux, appelaient les corps d’Impériaux pour les défendre. Quelquefois même on voyait des paysans ou des ouvriers prendre parti contre les Taborites, à cause de quelque privilège agricole ou industriel qu’ils voulaient conserver. Les mineurs de Cuttemberg[1], qui étaient Allemands pour la plupart, haïssaient tellement les Orébites, qu’ils les guettaient au passage dans les passes étroites de leurs montagnes, les chassaient comme des bêtes fauves avec des chiens dressés à cet usage, et les précipitaient dans les mines après les avoir forcés à la course. On dit que six mille hussites furent entassés dans une de ces cavernes.

L’assentiment des masses à l’œuvre terrible de Ziska fut donc plus d’une fois traversé par des intérêts particuliers. Lorsque la bande affamée des sombres Taborites s’abattait sur quelque terre privilégiée par l’empereur, ou récemment conquise par le brigandage, ils pouvaient bien être reçus à coups de fléaux et de fourches par les nombreux occupants. Le système de Ziska était évidemment de ruiner le pays, afin d’organiser contre Sigismond une guerre de partisans implacable et meurtrière ; et, s’il est permis de reconstruire, par conjecture, le plan d’un homme dont l’existence historique est environnée d’obscurités et de calomnies, on peut, et on doit attribuer à ce plan même la destruction systématique de tous les couvents et de tout le clergé de Bohême par Ziska, sans recourir à ses motifs de vengeance personnelle. En effet, Ziska voulait-il autre chose qu’une guerre pour l’indépendance nationale contre la race allemande ? S’il la voulait, pouvait-il ne pas la considérer comme une entreprise désespérée à laquelle il fallait se préparer par tous les moyens et tous les sacrifices ? Cette guerre nationale n’eût jamais été possible avec l’existence de cette population monacale, ramassis de transfuges et d’enfants perdus de toutes les nations, qui, après des velléités d’indépendance, avait fait sa paix avec le concile de Constance, en lui jurant soumission sur les cendres de Jean Huss. Ziska trouva dans l’enthousiasme des Taborites l’élément et la révélation du succès. L’amour de la patrie ne suffisait pas pour engager, tout d’un coup, le prolétaire bohème à s’armer, à brûler sa chaumière, à emmener sa femme et ses enfants à travers un pays désolé, pour aller se planter avec eux sur la brèche d’un fort, et y mourir de faim ou percé de coups en défendant son drapeau national. Le fanatisme avait, pour cette héroïque défense, pour cet austère détachement des lares domestiques, pour cette vie dure et errante, enfin pour cette résolution positive de vaincre ou de mourir, des forces que l’orgueil national n’avait déjà plus après le règne brillant et fort de Charles iv. La vie de Ziska n’est pas celle d’un vaillant capitaine seulement : c’est celle d’un politique consommé ; du moins nous le croyons, et nous espérons bien le prouver, quoiqu’il n’ait pas laissé de meilleure réputation que celle d’un vaillant homme de guerre. Aussi distingua-t-il d’emblée, non le parti auquel il devait se ranger, mais celui qu’il devait se créer ; et, tandis que les Hussites de Prague péroraient sur leurs quatre articles[2], sans trouver en eux-mêmes la force de chasser la reine et les Impériaux, Ziska, appelant à lui, de tous les points, les plus braves et les plus ardents, avait organisé d’emblée un corps d’armée formidable, en même temps qu’un parti audacieux, aveuglément dévoué à son inspiration militaire, et sans cesse inspiré lui-même dans son rêve d’indépendance politique par une liberté d’examen religieux qui ne connaissait pas de limites humaines. Aussi le rocher de Tabor devint-il, comme par magie, le centre de la Bohême. C’était l’autel où le feu sacré ne mourait point ; l’antre d’où sortaient, dans le danger, des légions de sombres archanges ou d’impitoyables démons ; le paradis mystique où, dans les heures de repos, on allait essayer la réalisation d’une vie de communauté et d’égalité parfaite. Ziska, en pillant les monastères, savait donc bien ce qu’il faisait. Il avait une armée à faire vivre, et cette armée représentait pour lui la Bohême, puisqu’elle était la gardienne de toute liberté et de toute unité nationale. Il comptait sur une guerre qui devait durer, et qui dura effectivement plusieurs années. Il y avait dans les richesses des couvents de quoi entretenir cette armée tout le temps nécessaire, et, en même temps qu’il s’assurait des ressources considérables, il privait l’ennemi de ces mêmes ressources. La conduite de Sigismond prouva bientôt que Ziska ne s’était pas trompé en prévoyant que l’empereur apostolique pillerait les couvents et les églises pour subvenir à ses dépenses, avec aussi peu de scrupule que les hérétiques le faisaient de leur côté. Aussi Ziska ne perdit-il pas de temps pour lui ôter cet avantage. Les burgraves, en mettant la main à l’œuvre avant lui, et en s’enrichissant des dépouilles du clergé, les uns pour satisfaire leur avarice ou leur prodigalité, les autres pour les offrir à Sigismond et acheter par là sa faveur, montrèrent bien à Ziska qu’il n’y avait pas à hésiter, et que tout acte de pitié ou de désintéressement tournerait à la perte de la Bohême. Les Taborites, poussés par une fureur religieuse ne comprenaient peut-être pas la pensée politique de leur chef. Ils avaient réellement soif du sang des moines et des prêtres qui avaient dénoncé l’hérésie à Rome, et qui, mourant pour la plupart avec un courage héroïque, les menaçaient, jusque dans les tortures, des foudres du pape, du glaive de l’empereur, et des bûchers de l’inquisition. C’était donc une guerre à mort entre les deux doctrines ; et, en supposant Ziska moins féroce que ses partisans (ce qui serait, je l’avoue, une supposition bien hasardée), il eût perdu tout ascendant sur ses anges exterminateurs, comme il les appelait, s’il se fût opposé à

  1. Dans le Boehmer-Wald, à la frontière bavaroise.
  2. On verra plus tard quelle était cette formule politique et religieuse du juste-milieu hussite.