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JEAN ZISKA.

idée-là était profonde, les catholiques la condamnèrent sans la comprendre, et en conclurent que certaines sectes ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme. Nous verrons cette idée se développer et s’expliquer plus tard. Point d’huile consacrée ni de vaines cérémonies ; le baptême dans l’eau des fontaines comme celui que Jésus reçut lui-même de Jean. Point d’offices latins ni d’heures canoniales ; chacun doit comprendre sa prière et l’offrir à Dieu du fond de son cœur. Point de pape, l’Église du Christ n’a qu’un chef, qui est Jésus dans le ciel ; c’est une abomination que de lui donner sur la terre un représentant chargé de crimes et d’iniquités. Point de confession auriculaire ; Dieu seul peut connaître nos cœurs et remettre nos péchés. Si quelqu’un veut se confesser à son frère, que pour toute pénitence son frère lui dise : Va, et ne pèche plus. Point d’habits sacerdotaux, ni d’ornements d’autels ; point de robes, de corporaux, de patènes, ni de calices, etc., etc. Enfin, partout le renoncement, c’est-à-dire l’égalité fraternelle, la doctrine pure et simple du divin maître ; et pour commencer ce grand œuvre, la destruction de tous les pouvoirs et de tous les moyens de la théocratie. »

Proclamer ainsi l’égalité dans l’ordre spirituel c’était la proclamer de reste dans l’ordre social. L’Église et les trônes l’avaient si bien senti qu’ils s’étaient ligués pour étouffer cette doctrine. Ils n’avaient fait que martyriser ceux qui la proclamaient ; et, quant à ceux ci, chacun sait l’histoire de leurs augustes et profondes vicissitudes ; quant à la doctrine, on voit qu’elle revivait plus ardente que jamais chez les Taborites, car tout ce que nous venons de mentionner, ils le professaient quasi textuellement. Mais ce qui distingue les Taborites de plusieurs autres sectes, c’est leur sentiment sur l’Eucharistie. On sait que le dogme de la transsubstantiation ne fut introduit dans l’Église qu’en 1215, au concile de Latran, et que le retranchement de la coupe, qui en fut regardé comme la conséquence nécessaire, date de la même époque. Jusque-là, le dogme idolâtrique de la présence réelle n’était point un article de foi ; et la substance divine dans le pain consacré avait été expliquée et acceptée symboliquement par les intelligences les plus élevées du catholicisme. M’est avis qu’au quinzième siècle et après la guerre même des Hussites, les esprits les plus forts de l’Église, Æncas Sylvius particulièrement (Pie ii), croyaient à cette transsubstantiation beaucoup moins littéralement que le peuple. J’ai de fortes raisons pour le croire ; mais ce n’est pas ici le lieu de les exposer. Quoi qu’il en soit, plusieurs sectes très-ennemies de l’Église à tout autre égard, avaient accepté le dogme de la présence réelle. Les Lolhards de Bohême, les Picards et enfin la plupart des Taborites le rejetèrent absolument dans le sens étroit où l’Eglise avait fini par l’entendre. Ces derniers disaient que « Jésus-Christ n’est, point corporellement et sacramentellement dans l’Eucharistie, et qu’il ne faut pas l’y adorer, ni fléchir les genoux devant ce sacrement, ni donner aucune marque du culte de latrie. » On ne saurait être plus explicite. Ils ajoutaient « qu’on prend aussi bien le corps et le sang de Jésus-Christ dans le repos ordinaire que dans l’Eucharistie, pourvu qu’on soit en état de grâce. » C’était rétablir l’idée pure de Jésus-Christ, et rendre à la communion son sens réel, sans lui ôter son sens mystique et divin.

Quand le recteur de l’Université eut achevé cette lecture, les docteurs calixtins incriminèrent tous les articles, et proposèrent d’en démontrer la fausseté. Les Taborites n’en acceptèrent pas unanimement toute la responsabilité ; quelques-uns réclamaient, disant : « Au concile de Constance, en nous a mis sur le corps quarante articles hérétiques ; ici, c’est bien pis : on nous en impose septante. » On demanda copie de tous ces articles pour y répondre. Nicolas Biscupec, principal prêtre des Taborites, prit la parole pour proscrire le luxe du clergé calixtin, et pour l’accuser de posséder encore des biens séculiers. Les questions du dogme furent écartées, sans doute à dessein ; car les prédictions taborites avaient un sens profond et une application sociale terrible, que leurs docteurs, suivant la coutume et les nécessités du temps, avaient résolu, j’imagine, de ne pas divulguer. La discussion porta donc sur des questions de forme, sur des pratiques extérieures, et devint toute personnelle entre les docteurs des deux camps. Au fait, la question imminente du moment était de régler les attributions et les pouvoirs du nouveau clergé. Les prêtres du juste-milieu haïssaient les prêtres catholiques, mais n’étaient pas fâchés de succéder à leurs richesses, à leurs satisfactions de vanité, à leur influence politique ; ils s’efforçaient de retenir le plus possible, pour leur compte, des privilèges et des jouissances attachés au sacerdoce. Les prêtres taborites, véritables apôtres, tour à tour farouches et vindicatifs comme saint Matthieu, charitables et ascétiques comme saint Jean, entraient avec ferveur et sincérité dans la vie évangélique. Ils subsistaient d’aumônes comme les moines franciscains ; ils étaient pauvrement vêtus, permettaient à leurs disciples laïques d’administrer la communion et de se communier eux-mêmes, refusaient d’entendre la confession auriculaire, niaient le monopole ecclésiastique de tous les sacrements, n’exerçaient, en un mot, qu’un ministère d’enseignement et de prédication. Peut-être l’Église d’aujourd’hui, qui, malgré ses puffs et ses réclames, marche rapidement à sa ruine au milieu des fêtes et des mascarades, fera-t-elle bien, dans ses intérêts, quand le temps fatal sera venu, de se borner à ces moyens sincères et sublimes des prêtres taborites. Il est certain que jamais clergé n’eut une autorité morale plus étendue, et ne rassembla d’aussi fervents adeptes, et cela dans un temps où le seul nom de prêtre allumait la rage des populations.

Il est certain que, de nos jours déjà, des membres du clergé de France ont eu la généreuse et courageuse pensée de réhabiliter, par le renoncement et la prédication évangélique, la mission du prêtre ; mais de ce moment ils ont été taxés d’hérésie. Il a fallu se soumettre à l’Église ou se séparer d’elle, car qui dit Église dit Charte de certains pouvoirs immobilisés dans la société contre les progrès de l’esprit public et les inspirations individuelles.

On conçoit maintenant pourquoi le dogme de la présence réelle intéressait si fort l’église calixtine. L’homme qui s’arroge le pouvoir miraculeux de faire descendre la Divinité dans sa coupe, et qui est réputé seul assez pur pour tenir la matière divine dans ses mains, est revêtu, aux yeux des simples, d’un caractère magique. Il est un saint, un ange, il est presque Dieu lui-même. Il est peut-être plus que Dieu, puisqu’il commande à Dieu, et l’incarne à son gré dans la matière du pain. En imaginant ce dogme grossièrement idolâtrique, l’église romaine avait sanctifié la personne du prêtre ; elle l’avait élevé au-dessus de la multitude comme au-dessus des rois ; et toutes les résistances des sectes étaient une protestation du peuple contre cette révoltante inégalité, conquise, non par les armes de la vertu, de la sagesse, de la science, de l’amour, de la véritable sainteté, par un privilège digne des impostures des antiques hiérophantes. Le nouveau clergé qui surgissait en Bohême n’avait garde de rejeter de tels moyens. La noblesse et l’aristocratie, qui faisaient, là comme ailleurs, cause commune avec lui, ne se souciaient pas d’examiner le dogme au point de s’en désabuser. Mais le bas peuple, à qui la suprême droiture de la logique naturelle et la profonde suprématie du sentiment tiennent lieu de science dans de telles questions, voyait au fond de ces mystères mieux que l’Université, mieux que le Sénat, mieux que l’aristocratie, mieux que Ziska lui-même, son chef politique. Il est à remarquer, en outre, qu’à cette époque, grâce aux prédications d’une foule de docteurs hérétiques, dont les historiens parlent vaguement, mais sur l’action desquels ils sont unanimes, le peuple de Bohême était singulièrement instruit en matière de religion. Les envoyés diplomatiques de l’église de Rome en furent stupéfaits. Ils rapportèrent que tel paysan, qu’ils avaient interrogé, savait les Écritures par cœur d’un bout à l’autre, et qu’il n’était pas besoin de livres chez les Taborites, parce qu’il s’en trouvait de vivants parmi eux.

Um dernier mot pour résumer la situation des esprits à Prague en 1420. Je demande pardon à mes lectrices d’in-