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LA VALLÉE NOIRE.

Il faudrait pouvoir retrouver et retracer l’histoire de la Vallée-Noire. Je ne la sais point, mais je crois pouvoir la résumer par induction. Presque nulle part on ne retrouve de titres, et la révolution a fait une telle lacune dans les esprits, que tout ce qui existait la veille de ces grands jours n’a laissé que des traditions vagues et contradictoires. Seul, dans ma paroisse, j’ai mis la main sur quelques parchemins relatifs à Nohant, et aux seigneuries qui en relevaient, ou dont relevait Nohant. Voici ce que je crois pouvoir conclure des relations de paysans à seigneurs.

Depuis trois cents ans environ, Nohant, Saint-Chartier, Vieille-Ville, et plusieurs autres domaines de la Vallée-Noire étaient tombés en quenouille. C’étaient des héritages de vieilles filles, de nobles veuves ou de mineurs. Ces domaines étaient de moins en moins habités et surveillés par des maîtres actifs, et la gestion en était confiée à des hommes de loi, tabellions et procureurs, qui n’exigeaient, pour le maître absent ou débonnaire, ni corvées, ni redevances, ni prestation de foi et hommage. Les paysans prirent donc la douce habitude de ne se point gêner, et quand la révolution arriva, ils étaient si bien dégagés, par le fait, des liens de la féodalité, qu’ils n’exercèrent de vengeance contre personne. La conduite de M. de Serenne, gouverneur de Vierzon et seigneur de Nohant, peint assez bien l’époque. Ayant acheté cette terre aux héritiers du maréchal de Balincourt, il vint essayer d’y faire acte d’autorité. Il n’était pas riche, et probablement le revenu de la première année, absorbé par les frais d’acte, ne fut pas brillant. Il voulut compulser ses titres pour savoir à qui il pourrait réclamer ses droits de seigneur. Mais ses titres étaient dans les mains des maudits tabellions de La Châtre, lesquels, bonnes gens, amis du pauvre, et peu habitués à se courber devant des pouvoirs tombés en désuétude, prétendaient avoir égaré toutes ces paperasses. Pourtant le meunier du Moulin-Neuf devait une paire de poules noires, celui du Grand-Moulin un sac d’avoine ; qui, une oche avec son ochon ; qui, trois sous parisis : tout cela remontait peut-être aux croisades. Il y avait bien longtemps qu’on s’en croyait quitte. La demoiselle de Saint-Chartier, vieille fille de bonne humeur, n’exigeait plus que ses vassaux lui présentassent un roitelet et un bouquet de roses, portés chacun sur une charrette à huit bœufs. Messire Chabenat, le tabellion, n’allait plus représenter auprès d’elle le seigneur de Nohant, un pied déchaux, sans ceinture, ni boucles de souliers, pour lui rendre hommage, le genou en terre, au nom du seigneur de Nohant. Mais le seigneur de Nohant, qui oubliait volontiers de payer sa dette de servage à ladite demoiselle, voulait que ses propres vassaux se souvinssent de leur devoir. Il obtint un ordre, dit lettre royau, par lequel il était enjoint aux tabellions, notaires et procureur de La Châtre, et autres lieux, de lui rapporter tous ses titres, et aux vassaux de monseigneur, de venir, à jour dit, se présenter en la salle du château de Nohant, avec leurs poules, leurs sous, leurs sacs, leurs oches, et leurs dindes, s’y prosterner, et faire agréer leurs tributs.

Il paraît que personne ne se présenta, et que les damnés tabellions ne retrouvèrent pas le plus petit parchemin, ce qui irrita fort monseigneur. De leur côté, les paysans furent révoltés de ces prétentions surannées. Le curé de Nohant, qui avait par avance des instincts jacobins, fit une chanson contre monseigneur. Monseigneur exigea qu’à l’offertoire monsieur le curé lui offrit l’encens dans la tribune. On n’a jamais dit ce que le curé mit dans l’encensoir, mais le seigneur en fut quasi asphyxié, et s’abstint de respirer pendant toute la messe.

La révolution grondait déjà au loin. Les paysans couchaient en joue le seigneur dans son jardin, en passant le canon de fusils non chargés par dessus la haie. Ce n’était encore qu’une menace : monseigneur la comprit et émigra.

Je crois que cette histoire ressemble à celle de toutes les localités de la Vallée-Noire, et pour s’en convaincre, il ne faut que voir le paysan propriétaire, maître chez lui, indépendant par position et par nature, calme et bienveillant avec ses amis riches, traitant d’égal à égal avec eux, se moquant beaucoup des grands airs, nullement servile dans sa gratitude ; il se sent fort, et ne ferait pourtant usage de sa force qu’à la dernière extrémité. Il se souvient que sa liberté date de loin et qu’il lui a suffi de menacer pour mettre la féodalité en fuite.

Que le gouvernement ne s’étonne donc pas trop de voir la bourgeoisie indocile de La Châtre nommer ses représentants et ses magistrats à sa guise : le paysan incrédule rit quand on lui parle des chemins de fer qui vont, tout exprès pour lui, se détourner des grands plateaux dont la Vallée-Noire est environnée et se plonger dans nos terrains tourmentés, où on ne trouverait pas un mètre du sol de niveau avec le mètre du voisin. On a promis à plus d’un meunier d’établir un débarcadère dans sa prairie ; on dit qu’un seul a été séduit par cette promesse. Il est vrai qu’il ne l’avait pas bien comprise et qu’il s’en allait disant à tout le monde : « Décidément Abd-el-Kader va passer dans mon pré ! »

GEORGE SAND.