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GABRIEL.

PREMIER SPADASSIN.

Le vieux s’endort.

DEUXIÈME SPADASSIN.

Il n’est pas ivre.

TROISIÈME SPADASSIN.

Mais il a une bonne dose d’hivers dans le ventre. Va voir un peu si Mezzani n’est pas par là dans la rue ; c’est son heure. Ce jeune gars qui ouvre là-bas de si grands yeux a un surtout de velours noir qui n’annonce pas des poches percées.

(Le deuxième spadassin va à la porte.)
L’HÔTE, à Astolphe.

Eh bien ! seigneur Astolphe, quel vin aurai-je l’honneur de vous servir ?

ASTOLPHE.

Va-t’en à tous les diables !

TROISIÈME SPADASSIN, à l’hôte à demi-voix, sans qu’Astolphe le remarque.

Ce seigneur vous a demandé trois fois du malvoisie.

L’HÔTE.

En vérité ?

(Il sort en courant. Le premier spadassin fait un signe au troisième, qui met un banc en travers de la porte comme par hasard. Le deuxième rentre avec un cinquième compagnon.)

LE PREMIER SPADASSIN.

Mezzani ?

MEZZANI, bas.

C’est entendu. D’une pierre deux coups… Le moment est bon. La ronde vient de passer. J’entame la querelle.

(Haut.)

Quel est donc le malappris qui se permet de bâiller de la sorte ?

ASTOLPHE.

Il n’y a de malappris ici que vous, mon maître.

(Il recommence à bâiller, en étendant les bras avec affectation.)

MEZZANI.

Seigneur mal peigné, prenez garde à vos manières.

ASTOLPHE, s’étendant comme pour dormir.

Tais-toi, bravache, j’ai sommeil.

PREMIER SPADASSIN., lui lançant son verre

Astolphe, à ta santé !

ASTOLPHE.

À la bonne heure ; il me manquait d’avoir cassé quelque cruche ou battu quelque chien aujourd’hui.

(Il s’élance au milieu d’eux en poussant sa table au-devant de lui avec rapidité. Il renverse la table des spadassins, leurs bouteilles et leurs flambeaux. Le combat s’engage.)

MEZZANI, tenant Astolphe à la gorge.

Eh ! vous autres, lourdauds, tombez donc sur l’enfant.

PREMIER SPADASSIN, courant sur Gabriel.

Il tremble.

(Marc se jette au-devant, il est renversé. Gabriel tue le spadassin d’un coup de pistolet à bout portant. Un autre s’élance vers lui. Marc se relève. Ils se battent. Gabriel est pâle et silencieux, mais il se bat avec sang-froid.)

ASTOLPHE, qui s’est dégagé des mains de Mezzani, se rapproche de Gabriel en continuant à se battre.

.

Bien, mon jeune lion ! courage, mon beau jeune homme !…

(Il traverse Mezzani de son épée.)
MEZZANI, tombant.

À moi, camarades ! je suis mort…

L’HÔTE, crie en dehors.

Au secours ! au meurtre ! on s’égorge dans ma maison.

(Le combat continue.)
DEUXIÈME SPADASSIN.

Mezzani mort… Sanche mourant… trois contre trois… Bonsoir !

(Il s’enfuit vers la porte ; les deux autres veulent en faire autant. Astolphe se met en travers de la porte.)

ASTOLPHE.

Non pas, non pas. Mort aux mauvaises bêtes ! À toi ! don Gibet ; à toi, Coupe-bourse !…

(Il en accule deux dans un coin, blesse l’un qui demande grâce. Marc poursuit l’autre qui cherche à fuir. Gabriel désarme le troisième, et lui met poignard sur la gorge.)

LE SPADASSIN, à Gabriel.

Grâce, mon jeune maître, grâce ! Vois, la fenêtre est ouverte, je puis me sauver… ne me perds pas ! C’était mon premier crime, ce sera le dernier… Ne me fais pas douter de la miséricorde de Dieu ! Laisse-moi !… pitié !…

GABRIEL.

Misérable ! que Dieu t’entende et te punisse doublement si tu blasphèmes !… Va !

LE SPADASSIN, montant sur la fenêtre.

Je m’appelle Giglio… Je te dois la vie !…

(Il s’élance et disparaît. La garde entre et s’empare des deux autres, qui essayaient de fuir.)

ASTOLPHE

Bon ! à votre affaire, messieurs les sbires ! Vous arrivez, selon l’habitude, quand on n’a plus besoin de vous ! Enlevez-nous ces deux cadavres ; et vous, monsieur l’hôte, faites relever les tables. (À Gabriel, qui se lave les mains avec empressement.) Voilà de la coquetterie ; ces souillures étaient glorieuses, mon jeune brave !

GABRIEL, très-pâle et près de défaillir.

J’ai horreur du sang.

ASTOLPHE

Vrai Dieu ! il n’y paraît guère quand vous vous battez ! Laissez-moi serrer cette petite main blanche qui combat comme celle d’Achille.

GABRIEL, s’essuyant les mains avec un mouchoir de soie richement brodé.

De grand cœur, seigneur Astolphe, le plus téméraire des hommes !

(Il lui serre la main.)
MARC, à Gabriel.

Monseigneur, n’êtes-vous pas blessé ?

ASTOLPHE

Monseigneur ? En effet, vous avez tout l’air d’un prince. Eh bien ! puisque vous connaissez mon nom, vous savez que je suis de bonne maison, et que vous pouvez, sans déroger, me compter parmi vos amis. (Se retournant vers les sbires, qui ont interrogé l’hôte et qui s’approchent pour le saisir.) Eh bien ! à qui en avez-vous maintenant, chers oiseaux de nuit ?

LE CHEF DES SBIRES

Seigneur Astolphe, vous allez attendre en prison que la justice ait éclairci cette affaire. (À Gabriel.) Monsieur, veuillez aussi nous suivre.

ASTOLPHE, riant.

Comment ! éclairci ? Il me semble qu’elle est assez claire comme cela. Des assassins tombent sur nous ; ils étaient cinq contre trois, et parce qu’ils comptaient sur la faiblesse d’un vieillard et d’un enfant… Mais ce sont de braves compagnons… Ce jeune homme… Tiens, sbire, tu devrais te prosterner. En attendant, voilà pour boire… Laisse-nous tranquilles… (Il fouille dans sa poche.) Ah ! j’oubliais que j’ai perdu ce soir mon dernier écu… Mais demain… si je te retrouve dans quelque coupe-gorge comme celui-ci, je te paierai double aubaine… entends-tu ? Monsieur est un prince… le prince de… neveu du cardinal de… (À l’oreille du sbire.) Le bâtard du dernier pape… (À Gabriel.) Glissez-leur trois écus, et dites-leur votre nom.

GABRIEL, leur jetant sa bourse.

Le prince Gabriel de Bramante.

ASTOLPHE.

Bramante ! mon cousin germain ! Par Bacchus et par le diable ! il n’y a pas de bâtard dans notre famille…

LE CHEF DES SBIRES, recevant la bourse de Gabriel et regardant l’hôte avec hésitation.

En indemnisant l’hôte pour les meubles brisés et le vin répandu… cela peut s’arranger… Quand les assassins seront en jugement, vos seigneuries comparaîtront.

ASTOLPHE.

À tous les diables ! c’est assez d’avoir la peine de les larder… Je ne veux plus entendre parler d’eux. (Bas à Gabriel.) Quelque chose à l’hôte et ce sera fini.