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LÉLIA.

« Ainsi je blasphémais et je me laissais emporter à la fougue des désirs. Oh ! si j’avais osé m’y livrer tout à fait !… si j’avais osé revendiquer ma part de vie et posséder Lélia seulement par la volonté !… Mais cela même je ne l’osais pas. Il y avait toujours au fond de moi une crainte morne et stupide qui glaçait mon sang au plus fort de la fièvre. Satan ne voulait ni me prendre ni me lâcher. Dieu ne daignait ni m’appeler ni me repousser. Mais tous mes maux sont finis, car Lélia est morte, et je reviens à la foi ; elle est bien morte, n’est-ce pas ? »

Le prêtre pencha sa tête sur son sein et tomba dans une profonde rêverie. Sténio le quitta sans qu’il s’en aperçût.

XXIV.

VALMARINA.

Comme Sténio revenait durant la nuit vers les villes, il rencontra, au sortir de la montagne, Edméo qui, croisant ses pas, s’enfonçait rapidement, et sans le voir, dans les sombres défilés qu’il venait de quitter.

« Où cours-tu si mystérieux et si pressé ? dit Sténio à son jeune ami. Toi que j’ai toujours connu philosophe, aurais-tu donc abjuré ta sublime sagesse pour quelque passion humaine, pour quelque intérêt de la terre ? Parle-moi ; j’ai beaucoup souffert depuis que nous nous sommes quittés, j’ai besoin que quelqu’un m’encourage à vivre ou à mourir. Mon âme est tombée dans une étrange détresse. Mille espérances me convient, mille frayeurs m’arrêtent ; quoi que tu me conseilles en cet instant, je veux le faire. Je regarde cette rencontre comme un coup du sort ; je regarderai ta voix comme la voix du destin. Dis-moi où tu vas dans la vie ? Dis-moi ce que tu cherches et ce que tu évites, ce que tu crois et ce que tu nies ? Dis-moi si tu as fait ton choix entre un modeste bonheur et une noble souffrance … »

Edméo, pressé de questions, céda au désir de son ami. Il s’assit à ses côtés, sur la mousse du rocher, au pied d’une croix de pierre à demi brisée, et prit la main de Sténio dans les siennes.

« Avant de te répondre, dit-il, permets que je t’interroge. Avant d’accepter le rôle de père que tu m’imposes, il faut que tu m’accordes celui de confesseur. Conte-moi ta vie depuis un an, dis-moi ton âme tout entière. »

Sténio raconta son amour, ses incertitudes, ses souffrances, ses désirs, son espoir. Il parlait avec feu, son front brûlait sous sa chevelure humide, et sa main tremblait dans celle du jeune homme. Ouand il eut fini, Edméo ne lui répondit que par un sourire mélancolique ; et, après avoir quelque temps rêvé, il consentit enfin à répondre.

« Tu m’as parlé, lui dit-il, d’un monde qui m’est encore inconnu, et dont je comprends pourtant les mystères. Tout ce que tu m’as dit, je l’avais pressenti, je l’avais rêvé. Plus d’une fois mon cœur a palpité, plus d’une fois mon front a brûlé au récit de tes transports, à l’idée de tes espérances. Mais déjà ces riantes chimères s’évanouissent comme la vapeur du crépuscule. Regarde cette étoile blanche qui monte là-bas sur le pic neigeux…

— C’est Sirios, dit Sténio. Est-ce là l’unique objet de ton culte ? T’es-tu adonné exclusivement à la science ? »

Edméo secoua la tête.

« Quoique j’eusse le goût des études sérieuses, dit-il, entre la vie de l’intelligence et la vie du cœur, telle que tu viens de me la dépeindre, je n’eusse pas hésité un instant. J’ai à peine un an de plus que toi, Sténio, et quoique je n’aie pas le don de poésie, quoique mon œil soit terne et mes manières réservées auprès des femmes, je n’ai pu, sans frémir, effleurer le vêtement de la belle Lélia…

— Lélia ! s’écria Sténio, je ne vous l’ai pas nommée ! Eh quoi ! si j’interrogeais ce rocher, il prendrait une voix pour me répondre : Lélia ! Et d’où connaissez-vous Lélia et d’où savez-vous que je l’aime, Edméo ?

— Je l’ai quittée il y a une heure, répondît Edméo ; j’étais chargé pour elle d’un message important, je lui ai parlé un instant… Sa figure, sa voix, ses manières, tout en elle m’a semblé étrange, et j’étais troublé en la quittant. Quand je vous ai rencontré, je ne vous ai pas vu, parce que j’étais préoccupé. L’image de cette grande femme pâle flottait devant moi. Ses paroles sont froides, Sténio, son regard est sombre, son âme semble d’airain ; mais ses actions sont grandes, et sa tristesse est profonde et solennelle. Quand tu m’as décrit l’objet de ta passion, était-il possible que je ne reconnusse pas la femme que je venais de voir, et dont j’avais l’âme toute remplie ?

— Mais tu l’aimes, malheureux ! s’écria Sténio ; toi aussi, tu l’aimes ?

— Que t’importe, dit Edméo en souriant avec amertume, je ne la reverrai sans doute jamais. Rassure-toi, je n’ai pas le temps d’aimer. Ma vie est absorbée par d’autres soins.

— Mais qu’allais-tu chercher auprès de Lélia ? quel message avais-tu pour elle ?

— Ceci n’est point un secret, je puis te le dire ; j’allais lui demander des secours pour des malheureux : elle m’a remis quelque chose qui ressemble à la rançon d’un roi, avec la même simplicité qu’une autre eût mise à me donner une obole…

— Oh ! elle est grande, elle est bonne, n’est-ce pas ? s’écria Sténio.

— Elle est riche et libérale, répondit Edméo ; j’ignore si elle est bonne. Elle a lu d’un œil sec la lettre que je lui ai remise. Elle ne m’a fait aucune question sur celui qui la lui avait écrite. Elle a souri quand je lui ai parlé de certaines espérances religieuses et sociales. Puis elle m’a tendu une main glacée, en me disant : Ne parlez pas avec moi si vous voulez conserver la foi…

— Elle a reçu froidement ce message ? dit Sténio avec agitation. Eh bien ! je ne sais pourquoi, je suis heureux de cette indifférence… Ne pouvez-vous me dire par qui vous étiez envoyé, Edméo ?

— Avez-vous quelquefois entendu parler de Valmarina ? dit le voyageur.

— Vous prononcez un nom qui me pénètre jusqu’au cœur, répondit le poëte. Tout ce qu’on m’a raconte de la vertu, du dévoûment et de la charité de cet homme, m’avait semblé fabuleux. Existe-t-il vraiment un homme qui s’appelle ainsi, et qui ait fait les actions qu’on lui attribue ?

— Cet homme est plus respectable encore et plus bienfaisant qu’on ne l’imagine, repartit Edméo. Si vous le connaissiez, ami, vous comprendriez qu’il est quelque chose de plus puissant et de plus précieux sur la terre que la beauté, l’amour, la poésie ou la gloire…

— La vertu ! dit Sténio ; oui, on dit que cet homme est la vertu personnifiée ; parlez-moi de lui, faites-le-moi connaître. Tant de bruits divers circulent sur son compte, sa renommée est une légende si merveilleuse, que les femmes vont jusqu’à lui attribuer le don des miracles.

— Cette renommée qu’il a tant évitée fait son supplice, répondit Edméo. Sa modestie, son amour pour l’obscurité est poussé jusqu’à la bizarrerie, et, par une bizarrerie non moins remarquable de la destinée, cette réputation, que tant d’hommes cherchent en vain et qu’il fuit si obstinément, s’attache obstinément à ses pas.

— Est-il vrai, dit Sténio, qu’aucun de ceux qu’il a protégés, assistés ou sauvés, n’ait jamais vu ses traits, et que pendant longtemps il ait réussi à tenir cachée la source des bienfaits qu’il répandait sur les malheureux ?

— Tant que sa fortune immense a suffi à ses bienfaits, il a réussi à rester ignoré. Mais il a fallu, pour continuer ce rôle sublime, qu’il établît des relations avec des âmes sœurs de la sienne, et qu’il formât une association.

— Arrêtez ! dit Sténio vivement, vous en faites partie ?…

— Je ne fais partie d’aucun corps, répondit Edméo ; je me suis fait l’ami, le disciple et l’agent de Valmarina. Je ne savais à quoi employer ma jeunesse. Je sentais en moi de grands instincts d’énergie, de grands besoins de cœur. L’amour me semblait une passion égoïste ; la