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LÉLIA.

vais cru, en effet, qu’il en devait être autrement. Le sentiment de l’amour avait été révélé à ma jeunesse sous la forme la plus angélique et la plus durable ; elle émanait de Dieu même, elle devait avoir revêtu quelque chose de son immortalité. Cesser d’aimer ! cette idée ne pouvait pas avoir de sens pour moi ! Autant valait dire : cesser d’exister !

— Et pourtant tu n’aimes plus, dit Pulchérie.

— Et aussi je suis morte ! répondit Lélia.

— Mais pourquoi avoir laissé éteindre le feu sacré ? dit la courtisane ; ne pouviez-vous le porter sur d’autres autels ? Changer d’amant n’est pas changer d’amour.

— Eh quoi ; reprit Lélia, peut-on rallumer ce feu, quand celui qui l’inspirait l’a laissé mourir ? Peut-on lui rendre son éclat et sa pureté première ? Qu’est-ce que l’amour ? n’est-ce pas un culte ? et derrière ce culte, l’objet aimé n’est-il pas le dieu ? Et si lui-même prend plaisir à détruire la foi qu’il inspirait, comment l’âme peut-elle se choisir un autre dieu parmi d’autres créatures ? Elle a rêvé l’idéal, et, tant qu’elle a cru trouver la perfection dans un être de sa race, elle s’est prosternée devant lui. Mais maintenant elle sait que son idéal n’est pas de ce monde. Quelle espèce de culte, quelle espèce de foi pourra-t-elle offrir à une idole nouvelle ? Il laudra donc qu’elle lui apporte un amour incomplet et borné, un sentiment fini, raisonné, susceptible d’analyse et de distinction ? Elle avait cru à des vertus sans alliage, à un éclat sans tache. Elle sait maintenant que toute vertu est fragile, que toute grandeur est limitée ; car ce qui était pour elle le type du beau et du grand a trompé son attente et trahi ses promesses. Effacera-t-elle, par un simple effort de sa volonté, ce souvenir terrible qui doit lui servir d’éternelle leçon ? Où donc trouvera-t-elle cet oubli bienfaisant ? Et si elle le trouve, ne sera-ce pas plutôt une confiance stupide, dont elle ne tardera pas à se repentir ? Faudrait-il qu’elle se traîne de déception en déception jusqu’à ce que sa force s’épuise, et que la noble chimère de l’idéal s’envole devant la réalité des grossières passions ? Est-ce pour cette noble fin que Dieu nous avait donné des aspirations si brûlantes et des songes si sublimes ?

— Mais quel orgueil est donc le tien, ô Lélia ! s’écria Pulchérie étonnée. Es-tu donc le seul être accompli qu’il y ait sur la terre ? Ton cœur est-il le foyer d’une flamme si céleste que tu ne puisses jamais rencontrer un cœur aussi ardent que le tien, une pureté aussi irréprochable que la tienne ? Sois donc impie, puisque tu te crois un ange envoyé ici-bas pour souffrir parmi les hommes !

— Quand j’aurais un orgueil insensé, je n’en aurais pas encore assez pour me croire un ange. Si j’étais un ange, j’aurais un sentiment si net de ma mission en ce monde, que je m’immolerais pour l’expiation de quelque faute dont j’aurais le souvenir, ou pour accomplir quelque bien sur cette terre infortunée par le sacrifice de mon orgueil et l’enseignement des éternelles vérités dont j’aurais la certitude. Mais je suis un être faible, borné, souffrant. Une profonde ignorance de mon existence antérieure plane sur moi depuis que je respire dans ce monde maudit. Je ne sais pas si je souffre pour laver la tache du péché originel, contractée dans une autre existence, ou pour conquérir une existence nouvelle plus pure et plus douce. J’ai en moi le sentiment et l’amour de la perfection. Il me semble que j’en aurais la puissance si j’avais la foi. Mais la foi me manque, l’expérience me détrompe, le passé m’est inconnu, le présent me froisse, l’avenir m’épouvante. Mon idéal n’est plus en moi qu’un rêve déchirant, un désir qui me consume. Que puis-je faire d’un sentiment que personne ne partage ou que personne n’espère voir triompher des tristes réalités de la vie ? Je connais un homme vertueux, je crains de l’interroger ; j’ai peur qu’il ne me désespère en m’avouant qu’il ne voit dans la vertu que l’exercice d’un besoin inné chez lui, ou qu’il ne me décourage en me disant de renoncer à tout, même à l’espérance.

— Vous conservez donc de l’espérance ? dit Pulchérie en souriant. Avouez-le, Lélia, vous n’êtes pas bien morte.

— J’essaie d’aimer un poëte, dit Lélia. Je vois en lui le sentiment de l’idéal tel que je l’ai conçu quand j’étais jeune comme lui ; mais je crains de découvrir en lui ce besoin d’épouser la terre et ses vulgaires intérêts, qui, tôt ou tard, flétrit le cœur de l’homme et lui enlève son rêve de perfection.

— On m’a dit que vous connaissiez Valmarina, reprit la courtisane. On prétend que vous n’êtes pas étrangère aux mystérieuses opérations de cet homme singulier. On le dit jeune encore, beau, et d’un grand caractère. Pourquoi ne l’aimez-vous pas ? manque-t-il d’intelligence ? méprise-t-il l’amour ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Lélia ; mais il aime trop la vertu pour aimer une femme ; son idéal, c’est le devoir. Il craindrait de retirer à l’humanité ce qu’il donnerait de son âme à un individu. Je n’ai jamais songé à l’aimer, parce que de grandes douleurs ont tué à jamais en lui l’espérance de tout bonheur sur la terre. Il fut un temps, peut-être, où nous aurions pu nous unir, nous comprendre et nous aider mutuellement à garder le feu sacré. Mais il n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui : j’avais la foi et il ne l’avait pas. Aujourd’hui les rôles sont changés : c’est lui qui a la foi, et moi je l’ai perdue.

— Mais, puisque vous avez le culte de la vertu, ne pouvez-vous, à l’exemple de celui dont vous me parliez tout à l’heure, vous y livrer, comme à la satisfaction d’un besoin inné ? Renoncez à l’amour, ayez le courage d’exercer la charité.

— Je l’exerce et n’y trouve pas le bonheur.

— J’entends, vous faites le bien par curiosité. Eh bien, je vaux donc mieux que vous ; mon plus grand plaisir est de verser à pleines mains sur les pauvres l’or que les riches me prodiguent.

— C’est que vous avez conservé plus de jeunesse et de naïveté dans vos désordres que moi dans ma solitude. Mon cœur est mort, le vôtre n’a pas vécu. Votre vie est une perpétuelle enfance.

— Eh bien, j’en rends grâces au ciel, dit Pulchérie ; vous avez connu la vertu et l’amour, et il ne vous est pas même resté ce qui ne m’a pas quittée, la bonté !

— Sans doute je suis retombée plus bas, reprit Lélia, pour avoir pris un essor trop orgueilleux. Mais telle que je suis, je voudrais d’une vertu que je pusse comprendre ; et, comme mon âme aspirait à la vertu par l’amour, je ne comprends plus l’un sans l’autre. Je ne puis pas aimer l’humanité, car elle est perverse, cupide et lâche. Il faudrait croire à son progrès, et je ne le peux pas. Je voudrais qu’au moins le petit nombre des cœurs purs entretint la flamme du céleste amour, et qu’affranchi des liens de l’égoïsme et de la vanité, l’hymen des âmes fût le refuge des derniers disciples de l’idéal poétique. Il n’en est point ainsi : ces âmes d’exception, éparses sur la face d’un monde où tout les froisse, les refoule et les force à se replier sur elles-mêmes, se chercheraient et s’appelleraient en vain. Leur union ne serait pas consacrée par les lois humaines, ou bien leur existence ne serait pas protégée par la sympathie des autres existences. C’est ainsi que tout essai de cette vie idéale a misérablement échoué entre des êtres qui eussent pu s’identifier l’un à l’autre, sous l’œil de Dieu, dans un monde meilleur.

— La faute en est donc à la société ? dit Pulchérie, qui commençait à écouter Lélia avec plus d’attention.

— La faute en est à Dieu, qui permet à l’humanité de s’égarer ainsi, répondit Lélia. Quel est donc celui de nos torts que nous puissions imputer à nous-seuls ? À moins de croire que nous sommes jetés ici-bas pour nous y retremper par la souffrance avant de nous asseoir au banquet des félicités éternelles, comment accepter l’intervention d’une Providence dans nos destinées ? Quel œil paternel était donc ouvert sur la race humaine le jour où elle imagina de se scinder elle-même en plaçant un sexe sous la domination de l’autre ? N’est-ce pas un appétit farouche qui a fait de la femme l’esclave et la propriété de l’homme ? Quels instincts d’amour pur, quelles notions de sainte fidélité ont pu résister à ce coup mortel ? Quel lien autre que celui de la force pourra