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LÉLIA.

mon bras, belle solitaire, et fêtons encore les anciennes divinités.

— Non, non, dit un autre en essayant de s’emparer du bras de Lélia. N’écoute point ce piémontais bâtard ; viens à moi qui suis un pur Napolitain, et qui des premiers t’ai initiée aux doux secrets d’amour. Ne t’en souvient-il plus, tourterelle aux voluptueux soupirs ?

Un grand cavalier espagnol mit de force le bras de Lélia sous le sien.

« C’est moi que la bonne Zinzolina a choisi entre tous, dit-il ; elle est comme moi de noble race andalouse, et rien au monde ne la déciderait à mécontenter un compatriote.

— Zinzolina est de tous les pays, dit un Allemand ; elle me l’a dit dans son boudoir à Vienne.

— Tedesco ! s’écria un Sicilien, si Zinzolina nous faisait l’affront de te préférer à nous, voici un poignard qui nous vengerait d’elle.

— Allons, allons, tirons au sort, cria un jeune page ; Zinzolina mêlera nos noms dans ma toque.

— Mon nom, repartit l’hidalgo, est gravé sur la lame de mon épée. »

Et il la tira du fourreau d’un air menaçant.

Les gens du prince intervinrent, et Lélia s’enfuit. Mais elle ne fut pas longtemps seule. Un prince russe lui dit au détour d’une allée :

« Zinzolina, que cherches-tu ici ? Et pourquoi es-tu seule ? Veux-tu m’aimer toute une heure ? Je te donnerai cette chaîne de diamants, qui est un présent des czars. »

Lélia fit un geste de mépris. Un grand seigneur français s’en aperçut.

« Quelle grossièreté ! dit-il. Que ces étrangers sont rudes et insolents ! Depuis quand parle-t-on ainsi aux femmes ? Pour qui ce rustre vous prend-il, Zinzolina ? Écoutez-moi. »

Et celui-ci offrit son palais, ses gens, ses vins et ses chevaux.

« Mais vous croyez donc bien peu au plaisir que vous offrez, leur dit Lélia, puisque vous y joignez tant de séductions pour la cupidité ? Vos embrassements sont donc bien hideux, puisque vous les payez si cher ? Où est l’amour dans tout cela ? où est seulement l’ardeur des sens ? Ici brutalité, là corruption. Vous n’avez d’autres appâts que la force, la vanité ou le gain. Le plaisir est-il donc mort, étouffé sous la civilisation ? L’amour antique a-t-il abandonné la terre et pris son vol vers d’autres cieux ?

Elle rejeta alors son capuchon sur ses épaules ; et, à l’aspect de ce visage toujours si hautain et si grave, la foule se dispersa, et les adorateurs audacieux de Pulchérie s’inclinèrent respectueusement devant Lélia.

« Tu renonces déjà à ton entreprise ? lui dit Pulchérie en la saisissant par sa longue manche. Non, non, pas encore, Lélia ; tout n’est pas désespéré : ton heure n’est pas venue.

— Mon heure ne viendra pas, dit Lélia. Tout ceci me déplaît et m’irrite. Leur haleine est froide, leurs chevelures sont rudes, leurs étreintes meurtrissent, et l’ambre de leurs vêtements dissimule mal je ne sais quelles émanations âcres et grossières qui me repoussent. Au milieu d’eux, mon sang se calme, mes idées s’éclaircissent, ma volonté s’élève ; je n’ai plus d’autre désir que de m’asseoir et de les regarder passer en les méprisant. Vous aurez beau dire, Pulchérie, une femme n’est pas un instrument grossier que le premier rustre venu peut faire vibrer : c’est une lyre délicate qu’un souffle divin doit animer avant de lui demander l’hymne de l’amour. Il n’y a pas d’être bien organisé qui soit incapable réellement de connaître le plaisir ; mais je crois qu’il y a beaucoup d’êtres mal organisés qui ne connaissent pas autre chose, et dont on chercherait vainement à obtenir, au milieu des actes de l’amour, un mot, une pensée ou un sentiment qui ressemblât à ce que je rêve dans l’amour. Ce sublime échange des plus nobles facultés ne peut pas, ne doit pas être réduit à une sensation animale.

— Eh bien, viens par ici, Lélia. Écoute parler un jeune homme que je viens de rencontrer, et que j’agace en vain. Peut-être la compassion sera-t-elle plus efficace sur toi que le reste »

Lélia suivit sa sœur sous une grotte artificielle, éclairée faiblement dans le fond par une petite lampe.

— Arrêtez-vous ici, lui dit Pulchérie en la cachant dans un angle obscur, et regardez ce bel adolescent aux cheveux bruns. Le connaissez-vous ?

— Si je le connais ! répondit Lélia, c’est Sténio. Mais que fait-il dans les jardins réservés et dans cette grotte, qui est, si je ne me trompe, une des entrées souterraines du fameux pavillon ? Lui, Sténio le poëte, Sténio le mystique, Sténio l’amoureux !

— Oh ! écoutez-le, dit Pulchérie, vous verrez qu’il est fou d’amour, et qu’il faut le plaindre. »

Alors Pulchérie laissa Lélia où elle l’avait cachée, et, s’approchant de Sténio sur la pointe du pied, elle essaya de l’embrasser.

« Laissez-moi, madame, dit fièrement le jeune homme, je n’ai pas besoin de vos caresses. Je vous l’ai dit, ce n’est pas vous que je cherchais lorsque, trompé par le son de votre voix, je vous ai suivie dans ces jardins. Mais, depuis que j’ai arraché votre masque, je sais bien que vous n’êtes qu’une courtisane. Allez, madame, je ne puis être à vous. Je suis pauvre, et d’ailleurs je ne désire point les plaisirs qu’il faut payer. Il n’y a au monde qu’une femme pour moi : c’est celle que vous avez nommée. Est-elle ici ? la connaissez-vous ?

— Je connais Lélia, car elle est ma sœur, répondit Pulchérie. Si vous voulez me suivre sous ces voûtes obscures, je vous mènerai dans un lieu ou vous pourrez la voir.

— Oh ! vous mentez, dit le jeune homme, Lélia n’est pas votre sœur, et vous ne sauriez me la montrer. Je vous ai suivie jusqu’ici, crédule comme un enfant que je suis, espérant toujours que vous me la montreriez. Mais vous m’avez trompé, et voici que vous revenez seule !

— Enfant ! je puis te mener vers elle si je veux. Mais sache auparavant que Lélia ne t’aime pas. Jamais Lélia ne récompensera ton amour. Crois-moi, cherche ailleurs les joies que tu espérais d’elle ; et, si tu ne peux chasser cette chimère de ton esprit, du moins, enivre-toi, en passant, aux sources du plaisir ; demain tu te réveilleras pour courir encore après ton fantôme. Mais au moins, durant cette course haletante et folle, ta vie ne se consumera pas toute dans l’attente et dans le rêve. Tu feras de douces haltes sous les palmiers avec les filles des hommes, et tu ne suivras le démon aux ailes de feu, qui t’appelle du fond des nuées, que rafraîchi et consolé par nos libations et nos caresses. Viens reposer ta tête sur mon sein, jeune fou que tu es ; tu verras que je ne veux pas te garder et t’endormir longtemps. Je veux seulement te soulager dans ta marche pénible, afin que tu puisses reprendre un essor plus courageux vers la poésie et vers Lélia.

— Laissez-moi, laissez-moi, dit Sténio avec force, je vous méprise et je vous hais : vous n’êtes pas Lélia, vous n’êtes pas sa sœur, vous n’êtes pas même son ombre. Je ne veux pas de vos plaisirs, je n’en ai pas besoin : c’est de Lélia seule que je voudrais tenir le bonheur. Si elle me repousse, je vivrai seul, et je mourrai vierge. Je ne souillerai pas sur le sein d’une courtisane ma poitrine embrasée d’un pur amour.

— Viens donc, Lélia, dit Pulchérie en attirant sa sœur vers Sténio ; viens récompenser une fidéliié digne des temps chevaleresques. »

Mais en même temps la moqueuse fille, changeant aussitôt de rôle à la faveur de l’obscurité, laissa Lélia un peu en arrière, et, se penchant sur Sténio : « Ô mon poëte ! lui dit-elle en imitant le parler plus lent et l’embrassement plus chaste de Lélia, ta fidélité m’a touchée, et je viens t’en récompenser. »

Alors elle prit la main du jeune poëte, et l’emmena sous ces voûtes sombres et froides qu’éclairaient par intervalles des lampes suspendues au plafond. Sténio