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LÉLIA.

été chargé de ce sombre nuage, jamais son sourcil ne s’était contracté ainsi dans la colère, jamais cette sueur froide n’avait baigné ses tempes, et jamais sa bouche n’avait pâli et tremblé dans l’angoisse d’une si douloureuse émotion.

De véhémentes discussions s’élevèrent : les uns accusaient le prince de *** d’avoir manifesté un soupçon outrageant pour Trenmor ; d’autres défendaient l’intention du vieux prince et appuyaient son avis. Plusieurs insistaient pour qu’on respectât les répugnances de Valmarina ; la plupart, pour qu’on s’obstinât à les vaincre.

Valmarina fit cesser ces divisions en se levant pour demander la parole. Aussitôt le silence se rétablit.

« Vous m’y contraignez, dit-il d’un air sombre ; j’obéis à la volonté implacable du destin qui vient de parler par la bouche de ce vieillard. Dieu m’est témoin pourtant que j’avais acheté par de grands travaux et de terribles expiations le droit de cacher mon secret, et d’échapper à la honte que vous m’infligez. Mais il en est ainsi dans cette société impitoyable. Il n’est pas de refuge contre les arrêts que les hommes ont une fois prononcés. Il n’est pas de repentir efficace, pas de réparation admissible. Vous avez rêvé la justice et vous avez inventé le châtiment : vous avez oublié la réhabilitation, car vous n’avez pas cru l’homme corrigible. Vous avez prononcé sur lui une condamnation que Dieu dans sa perfection et sa toute-puissance n’aurait pas le droit de prononcer sur la faiblesse humaine !…

— Maudis la société qui protège les tyrans et asservit les hommes libres, interrompit vivement un des anciens ; mais n’outrage pas les réformateurs que toi-même as convoqués ici pour détruire le mal et ramener la vertu sur la terre. Il est possible que, produits par cette société corrompue, nous ayons gardé malgré nous quelques-uns de ces mêmes préjugés que nous venons combattre. Mais sache que nous avons la force de les vaincre quand il s’agit de reconnaître un mérite éclatant comme le tien. Garde ton secret, nous ne voulons pas l’entendre. » Les applaudissements recommencèrent.

« Et pourtant, reprit le pénitent, le doute s’est glissé parmi vous ; et, si je garde mon secret, le ver rongeur du doute peut faire ici de larges trouées. Hélas ! non, nul homme n’a le droit d’avoir un secret, et le moment est venu de confesser le mien. J’avais cru que l’amertume de ce calice pourrait être détournée ; je m’étais abusé. Je dois à la cause que nous servons de prouver que je ne suis pas digne de la servir avec éclat ; autrement, ceux d’entre vous qui m’estiment le plus s’imaginent que je me crois au-dessus de cette cause, et que, dans un sentiment d’orgueil fanatique, je méprise les gloires humaines. Non ! je ne les méprise pas, je n’ai pas le droit de les mépriser. Je les regarde comme la sainte et désirable couronne des héros et des martyrs. Mais ma main est impure et ne peut soutenir une palme. Je n’attendrai pas que les hommes portent sur moi cet arrêt. Je dois le prononcer moi-même ! Ce n’est pas que je craigne les hommes ; le jugement des plus grands et des plus purs d’entre vous ne m’épouvante pas, car mon cœur est sincère et mon crime est expié. Mais je respecte la cause, et ce que je crains, c’est de lui faire tort en me laissant proclamer son représentant. Ma destinée n’est pas de travailler pour une récompense terrestre. Vous pouvez bien admettre qu’il est des fautes que le ciel seul peut absoudre, des infortunes dont la mort seule peut délivrer… Au reste, vous allez en juger… Un soir d’hiver, il y a dix ans environ, le seigneur de ce château accorda l’hospitalité à un misérable…

— À un infortuné qui se traînait seul et fatigué parmi nos forêts, interrompit Edméo, qui se leva d’un air inspiré, et qui, imposant son enthousiasme à l’assemblée, fut écouté à la place de Valmarina. Le seigneur de ce château était mon oncle, comme vous savez tous, un des seigneurs les plus riches de ces contrées. C’était un philosophe, un cœur généreux, passionné pour les grandes choses, ami de jeunesse d’Alfieri, disciple de Rousseau, partisan de la liberté, et ne nourrissant qu’une pensée, qu’un espoir, celui de voir sa patrie recouvrer son indépendance et son unité. Il passait parmi le vulgaire pour un exalté, pour un fou. Il accueillit le proscrit qui frappait à sa porte, il le fit asseoir à sa table, il l’écouta sous le manteau du foyer domestique, antique sanctuaire de la famille, symbole de l’inviolable hospitalité. Il apprit tous ses secrets… (ces secrets que l’on veut vous révéler et que vous ne voudrez pas entendre), et les ensevelit dans son cœur. Il s’entretint avec lui des principes sacrés de la morale et de la justice humaine, en remontant jusqu’aux grandes causes, à l’essence de la justice et de la bonté divines ; et le soleil pâle et tardif des matinées d’hiver les surprit devant l’âtre, parlant encore et ne songeant point à se séparer. Alors le proscrit voulut partir, son hôte le retint ce jour-là et les jours suivants ; et le proscrit, malgré sa tristesse et sa retenue, ne partit point. Mon oncle s’y opposa avec des prières irrésistibles.

« Trois mois après, le seigneur mourut et légua ses châteaux, ses terres, toute son immense fortune au proscrit ; déshéritant son neveu, frivole enfant qui jouissait d’ailleurs d’une assez grande aisance, et qui ne pouvait faire un noble usage des biens considérables placés en de meilleures mains. L’étranger accepta ce legs, et le préserva des rapines et des intrigues qui veillent toujours au chevet des moribonds. Mais trois mois après, il vint rapporter au neveu dépouillé les titres des propriétés et la clef des trésors de son oncle. — Enfant, lui dit-il, je trahis la volonté d’un mourant, et je remets peut-être en de mauvaises mains la précieuse subsistance de mille familles. Peut-être, si j’avais toujours vécu dans le sentiment du devoir, aurais-je le droit et le courage aujourd’hui de faire de cette fortune le seul noble usage auquel elle puisse être attribuée. Mais, comme toi, j’ai usé ma jeunesse dans le désordre ; et, puisque Dieu m’en a retiré, je puis croire que son intention est de t’en retirer aussi et de t’éclairer sur tes vrais devoirs. En tous cas, je ne puis remplir envers toi le rôle de la Providence, je ne suis ni ton parent ni ton ami, mais seulement ton débiteur.

« Et, disant ainsi, cet homme disparut, se dérobant à mes remerciments et à mes instances. Je ne le revis que l’année suivante. Il me pria de secourir de nobles infortunes qui n’étaient pas les siennes, et, quoiqu’il vécût dans l’indigence, il ne voulut jamais accepter rien pour lui-même…

— Puisque vous avez dit mon histoire, je dirai la vôtre, interrompit Valmarina. Mais, qui ne la sait point ici ? Toi, Sténio, nouvel adepte, apprends la source des richesses qu’on me voit répandre pour féconder le sillon sacré. C’est la vertu de ce jeune homme, à peine plus âgé que toi de quelques années, de ce jeune homme qui jusqu’à seize ans vécut dans l’ignorance du rôle sublime que le ciel lui réservait, et dont l’instinct dormait au fond de son cœur. Tu n’as vu en lui qu’un rêveur ordinaire. C’est ici que les grandes vertus et les grandes actions, cachées aux yeux d’un monde qui ne les comprendrait pas, éclatent sans faste et sans ostentation, au sein d’une famille d’élus dont le suffrage console et n’enivre pas comme la louange banale du vulgaire. C’est qu’ici nul n’a rien à envier à la gloire d’autrui. Chacun a fourni ses titres et subi son épreuve…

— De toi seul nous ne savons rien, enfant, dit le vieillard à Sténio ; mais de toi, à cause du parrain qui vient de te présenter au baptême, nous attendons beaucoup ; sois attentif aux dernières révélations qui vont t’être faites ainsi qu’à tes jeunes frères. Cette assemblée va décider de grandes choses.

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L’assemblée se sépara après avoir reçu et enregistré tous les serments. La tâche fut distribuée à chacun suivant ses moyens et ses forces. Sténio demanda et obtint la permission d’agir conjointement avec Edméo, sous la direction de Valmarina. Celui-ci accepta un emploi périlleux, mais secondaire ; son rôle du commandement suprême fut irrévocable.

Chaque seigneur alla brider lui-même, dans les vastes écuries du vieux manoir, son destrier encore fumant de