Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
102
CONSUELO.

milieu de la voûte, et brûlait dans l’éternelle nuit de ce sanctuaire mélancolique.

Consuelo remarqua encore qu’il n’y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n’avait pas un fusil, pas un couteau ; et son vieux chien n’avait jamais appris la grande science, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et de pitié pour le baron Frédérick. Albert avait horreur du sang ; et quoiqu’il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l’idée de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles ; mais il s’arrêtait à la minéralogie et à la botanique. L’entomologie lui paraissait déjà une science trop cruelle, et il n’eût jamais pu sacrifier la vie d’un insecte à sa curiosité.

Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les attributs des innocentes occupations d’Albert. Non, je n’aurai pas peur, se disait-elle, d’un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule d’un saint, et non le cachot d’un fou. Mais plus elle se rassurait sur la nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse. Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond ; et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter de plus en plus.

Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s’annoncer, lorsque le son d’un admirable instrument vint frapper son oreille : c’était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n’avait entendu un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui était inconnu ; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu’il devait être plus ancien que toute l’ancienne musique qu’elle connaissait. Elle écoutait avec ravissement, et s’expliquait maintenant pourquoi Albert l’avait si bien comprise dès la première phrase qu’il lui avait entendu chanter. C’est qu’il avait la révélation de la vraie, de la grande musique. Il pouvait n’être pas savant à tous égards, il pouvait ne pas connaître les ressources éblouissantes de l’art ; mais il avait en lui le souffle divin, l’intelligence et l’amour du beau. Quand il eut fini, Consuelo, rassurée entièrement et animée d’une sympathie plus vive, allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui, lorsque cette porte s’ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte s’avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante, ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n’avait pas encore vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l’aliénation complète, du moins le désordre et l’abandon de la volonté humaine. On eût dit un de ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l’on voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par l’étonnement et la crainte.

Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s’apercevant qu’il ne la voyait pas, bien qu’elle fût à deux pas de lui. Cynabre s’était levé, il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles amicales en bohémien ; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en bohémien quelques paroles qu’elle ne comprit pas, mais qui semblaient une demande et qui se terminaient par son nom.

En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l’âme déchirée qui l’appelait encore sans la reconnaître ; et, posant sa main sur le bras du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa voix pure et pénétrante :

« Voici Consuelo. »

XLIII.

À peine Consuelo se fut-elle nommée, que le comte Albert, levant les yeux au ciel et la regardant au visage, changea tout à coup d’attitude et d’expression. Il laissa tomber à terre son précieux violon avec autant d’indifférence que s’il n’en eût jamais connu l’usage ; et joignant les mains avec un air d’attendrissement profond et de respectueuse douleur :

« C’est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d’exil et de souffrance, ô ma pauvre Wanda ! s’écria-t-il en poussant un soupir qui semblait briser sa poitrine. Chère, chère et malheureuse sœur ! victime infortunée que j’ai vengée trop tard, et que je n’ai pas su défendre ! Ah ! tu le sais, toi, l’infâme qui t’a outragée a péri dans les tourments, et ma main s’est impitoyablement baignée dans le sang de ses complices. J’ai ouvert la veine profonde de l’Église maudite ; j’ai lavé ton affront, le mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de plus, âme inquiète et vindicative ? Le temps du zèle et de la colère est passé ; nous voici aux jours du repentir et de l’expiation. Demande-moi des larmes et des prières ; ne me demande plus de sang : j’ai horreur du sang désormais, et je n’en veux plus répandre ! Non ! non ! pas une seule goutte ! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inépuisables et de sanglots amers ! »

En parlant ainsi, avec des yeux égarés et des traits animés par une exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait avec une sorte d’épouvante chaque fois qu’elle faisait un mouvement pour arrêter cette bizarre conjuration.

Il ne fallut pas à Consuelo de longues réflexions pour comprendre la tournure que prenait la démence de son hôte. Elle s’était fait assez souvent raconter l’histoire de Jean Ziska pour savoir qu’une sœur de ce redoutable fanatique, religieuse avant l’explosion de la guerre hussite, avait péri de douleur et de honte dans son couvent, outragée par un moine abominable, et que la vie de Ziska avait été une longue et solennelle vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramené par je ne sais quelle transition d’idées, à sa fantaisie dominante se croyait Jean Ziska, et s’adressait à elle comme à l’ombre de Wanda, sa sœur infortunée.

Elle résolut de ne point contrarier brusquement son illusion :

« Albert, lui dit-elle, car ton nom n’est plus Jean, de même que le mien n’est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j’ai changé, ainsi que toi, de visage et de caractère. Ce que tu viens de me dire, je venais pour te le rappeler. Oui, le temps du zèle et de la fureur est passé. La justice humaine est plus que satisfaite ; et c’est le jour de la justice divine que je t’annonce maintenant ; Dieu nous commande le pardon et l’oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination à exercer en toi une faculté qu’il n’a point donnée aux autres hommes, cette mémoire scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences antérieures, Dieu s’en offense, et te la retire, parce que tu en as abusé. M’entends-tu, Albert, et me comprends-tu, maintenant ?

— Ô ma mère ! répondit Albert, pâle et tremblant, en tombant sur ses genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire, je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n’êtes plus la Wanda de Ziska, la vierge outragée, la religieuse gémissante. Vous êtes Wanda de Prachalitz, que les hommes ont appelée comtesse de Rudolstadt, et qui a porté dans son sein l’infortuné qu’ils appellent aujourd’hui Albert.

— Ce n’est point par le caprice des hommes que vous