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CONSUELO.

sur ce dos brûlant et brisé de la chanteuse ambulante. Je la pris dans mes bras, et j’eus bien de la peine à l’y garder ; car, en s’éveillant, et en se voyant sur un sein étranger, elle se débattit et pleura. Mais sa mère lui parla dans sa langue pour la rassurer. Mes caresses et mes soins la consolèrent, et nous étions les meilleurs amis du monde en arrivant au château. Quand la pauvre femme eut soupé, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait préparer, fit une espèce de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons, et vint dans la salle où nous mangions, chanter des romances espagnoles, françaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une franchise de sentiment qui nous charmèrent. Ma bonne tante eut pour elle mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne dépouilla pas sa fierté, et ne fit à nos questions que des réponses évasives. Son enfant m’intéressait plus qu’elle encore. J’aurais voulu le revoir, l’amuser, et même le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude s’éveillait en moi pour ce pauvre petit être, voyageur et misérable sur la terre. Je rêvai de lui toute la nuit, et dès le matin je courus pour le voir. Mais déjà la Zingara était partie, et je gravis la montagne sans pouvoir la découvrir. Elle s’était levée avant le jour, et avait pris la route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnée, la sienne étant brisée à son grand regret.

— Albert ! Albert ! s’écria Consuelo saisie d’une émotion extraordinaire. Cette guitare est à Venise chez mon maître Porpora, qui me la conserve, et à qui je la redemanderai pour ne jamais m’en séparer. Elle est en ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle bien : « A. R. » Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château, ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m’a souvent parlé de l’hospitalité qu’elle avait reçue chez le possesseur de cette guitare, et de la charité touchante d’un jeune et beau seigneur qui m’avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle comme avec son égale. Ô mon cher Albert ! je me souviens aussi de tout cela ! À chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans mon cerveau, se sont réveillées une à une ; et voilà pourquoi vos montagnes ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux ; voilà pourquoi je m’efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui venaient m’assaillir dans ce paysage ; voilà pourquoi surtout j’ai senti pour vous, à la première vue, mon cœur tressaillir et mon front s’incliner respectueusement, comme si j’eusse retrouvé un ami et un protecteur longtemps perdu et regretté.

— Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein, que je ne t’aie pas reconnue dès le premier instant ? En vain tu as grandi, en vain tu t’es transformée et embellie avec les années. J’ai une mémoire (présent merveilleux, quoique souvent funeste !) qui n’a pas besoin des yeux et des paroles pour s’exercer à travers l’espace des siècles et des jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie ; mais je savais bien que je t’avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon cœur, qui, dès ce moment, s’est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour toute ma vie. »

XLVI.

En parlant ainsi, ils arrivèrent à l’embranchement des deux routes où Consuelo avait rencontré Zdenko, et de loin ils aperçurent la lueur de sa lanterne, qu’il avait posée à terre à côté de lui. Consuelo, connaissant désormais les caprices dangereux et la force athlétique de l’innocent, se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son approche.

« Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse créature ? lui dit le jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous chérit, quoique depuis la nuit dernière un mauvais rêve qu’il a fait l’ait rendu récalcitrant à mes désirs, et un peu hostile au généreux projet que vous formiez de venir me chercher : mais il a la soumission d’un enfant dès que j’insiste auprès de lui, et vous allez le voir à vos pieds si je dis un mot.

— Ne l’humiliez pas devant moi, répondit Consuelo ; n’aggravez pas l’aversion que je lui inspire. Quand nous l’aurons dépassé, je vous dirai quels motifs sérieux j’ai de le craindre et de l’éviter désormais.

— Zdenko est un être quasi céleste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais le croire redoutable pour qui que ce soit. Son état d’extase perpétuelle lui donne la pureté et la charité des anges.

— Cet état d’extase que j’admire moi-même, Albert, est une maladie quand il se prolonge. Ne vous abusez pas à cet égard. Dieu ne veut pas que l’homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie réelle pour s’élever trop souvent à de vagues conceptions d’un monde idéal. La démence et la fureur sont au bout de ces sortes d’ivresses, comme un châtiment de l’orgueil et de l’oisiveté. »

Cynabre s’arrêta devant Zdenko, et le regarda d’un air affectueux, attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait la tête dans ses deux mains, dans la même attitude et sur le même rocher où Consuelo l’avait laissé. Albert lui adressa la parole en bohémien, et il répondit à peine. Il secouait la tête d’un air découragé ; ses joues étaient inondées de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder Consuelo. Albert éleva la voix, et l’interpella avec force ; mais il y avait plus d’exhortation et de tendresse que de commandement et de reproche dans les inflexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla tendre la main à Consuelo, qui la lui serra en tremblant.

« Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique avec tristesse, tu ne dois plus me craindre : mais tu me fais bien du mal, et je sens que ta main est pleine de nos malheurs. »

Il marcha devant eux, en échangeant de temps en temps quelques paroles avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo n’avait pas encore parcourue de ce côté, et qui les conduisit à une voûte ronde, où ils retrouvèrent l’eau de la source, affluant dans un vaste bassin fait de main d’homme, et revêtu de pierres taillées. Elle s’en échappait par deux courants, dont l’un se perdait dans les cavernes, et l’autre se dirigeait vers la citerne du château. Ce fut celui-là que Zdenko ferma, en replaçant de sa main herculéenne trois énormes pierres qu’il dérangeait lorsqu’il voulait tarir la citerne jusqu’au niveau de l’arcade et de l’escalier par où l’on remontait à la terrasse d’Albert.

« Asseyons-nous ici, dit le comte à sa compagne, pour donner à l’eau du puits le temps de s’écouler par un déversoir…

— Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tête aux pieds.

— Que voulez-vous dire ? demanda Albert en la regardant avec surprise.

— Je vous l’apprendrai plus tard, répondit Consuelo. Je ne veux pas vous attrister et vous émouvoir maintenant par l’idée des périls que j’ai surmontés…

— Mais que veut-elle dire ? s’écria Albert épouvanté, en regardant Zdenko. »

Zdenko répondit en bohémien d’un air d’indifférence, en pétrissant avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu’il plaçait dans l’interstice des pierres de son écluse, pour hâter l’écoulement de la citerne.

« Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation ; je ne peux rien comprendre à ce qu’il me dit. Il prétend que ce n’est pas lui qui vous a amenée jusqu’ici, que vous y êtes venue par des souterrains que je sais impénétrables, et où une femme délicate n’eût jamais osé se hasarder ni pu se diriger. Il dit (grand Dieu ! que ne dit-il pas, le malheureux), que c’est le destin qui vous a conduite, et que l’archange Michel (qu’il appelle le superbe et le dominateur ) vous a fait passer à travers l’eau et les abîmes.