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CONSUELO.

Mais il faut que le diable l’ait emportée bien loin d’ici, ou qu’elle ait affaire à des lutins fort bien appris, car elle n’a pas bougé, que je sache, et mon sommeil n’a pas été troublé un seul instant. »

Ces plaisanteries parurent de fort mauvais goût au chapelain ; et la chanoinesse, que son cœur sauvait des travers de son esprit, les trouva déplacées au chevet d’une compagne gravement malade. Elle n’en témoigna pourtant rien, attribuant l’aigreur de sa nièce à une jalousie trop bien fondée ; et elle demanda au chapelain quels médicaments il fallait administrer à la Porporina.

Il ordonna un calmant, qu’il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents étaient contractées, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le chapelain prononça que c’était un mauvais signe. Mais avec une apathie malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit à un nouvel examen le jugement qu’il pouvait porter sur la malade : On verra ; il faut attendre ; on ne peut encore rien décider. Telles étaient les sentences favorites de l’Esculape tonsuré.

« Si cela continue, répéta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il faudra songer à appeler un médecin ; car je ne prendrai pas sur moi de soigner un cas extraordinaire d’affection morale. Je prierai pour cette demoiselle ; et peut-être dans la situation d’esprit où elle s’est trouvée depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des secours plus efficaces que ceux de l’art. »

On laissa une servante auprès de Consuelo, et on alla se préparer à déjeuner. La chanoinesse pétrit elle-même le plus beau gâteau qui fût jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu’Albert, après un long jeûne, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amélie fit une toilette éblouissante de fraîcheur, en se disant que son cousin aurait peut-être quelque regret de l’avoir offensée et irritée quand il la retrouverait si séduisante. Chacun songeait à ménager quelque agréable surprise au jeune comte ; et l’on oublia le seul être dont on eût dû s’occuper, la pauvre Consuelo, à qui on était redevable de son retour, et qu’Albert allait être impatient de revoir.

Albert s’éveilla bientôt, et au lieu de faire d’inutiles efforts pour se rappeler les événements de la veille, comme il lui arrivait toujours après les accès de démence qui le conduisaient à sa demeure souterraine, il retrouva promptement la mémoire de son amour et du bonheur que Consuelo lui avait donné. Il se leva à la hâte, s’habilla, se parfuma, et courut se jeter dans les bras de son père et de sa tante. La joie de ces bons parents fut portée au comble lorsqu’ils virent qu’Albert jouissait de toute sa raison, qu’il avait conscience de sa longue absence, et qu’il leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquiétudes. Il vit les transports qu’excitait ce retour au sentiment de la réalité. Mais il remarqua les ménagements qu’on s’obstinait à garder pour lui cacher sa position, et il se sentit un peu humilié d’être traité encore comme un enfant, lorsqu’il se sentait redevenu un homme. Il se soumit à ce châtiment trop léger pour le mal qu’il avait causé, en se disant que c’était un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gré de le comprendre et de l’accepter.

Lorsqu’il s’assit à table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur, et des soins empressés de sa famille, il chercha des yeux avec anxiété celle qui était devenue nécessaire à sa vie et à son repos. Il vit sa place vide, et n’osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas. Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tête et tressaillir chaque fois qu’on ouvrait les portes, crut devoir éloigner de lui toute inquiétude en lui disant que leur jeune hôtesse avait mal dormi, qu’elle se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journée. Albert comprit bien que sa libératrice devait être accablée de fatigue, et néanmoins l’effroi se peignit sur son visage à cette nouvelle.

« Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son émotion, je pense que si la fille adoptive du Porpora était sérieusement indisposée, nous ne serions pas tous ici, occupés tranquillement à manger et à causer autour d’une table.

— Rassurez-vous donc, Albert, dit Amélie en rougissant de dépit, la Nina est occupée à rêver de vous, et à augurer votre retour qu’elle attend en dormant, tandis que nous le fêtons ici dans la joie. »

Albert devint pâle d’indignation, et lançant à sa cousine un regard foudroyant :

« Si quelqu’un ici m’a attendu en dormant, dit-il, ce n’est pas la personne que vous nommez qui doit en être remerciée ; la fraîcheur de vos joues, ma belle cousine, atteste que vous n’avez pas perdu en mon absence une heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin de repos. Je vous en rends grâce de tout mon cœur ; car il me serait très-pénible de vous en demander pardon comme j’en demande pardon, avec honte et douleur à tous les autres membres et amis de ma famille.

— Grand merci de l’exception, repartit Amélie, vermeille de colère : je m’efforcerai de la mériter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis pour quelqu’un qui puisse m’en savoir gré, et ne pas s’en faire un jeu. »

Cette petite altercation, qui n’était pas nouvelle entre Albert et sa flancée, mais qui n’avait jamais été aussi vive de part et d’autre, jeta, malgré tous les efforts qu’on fit pour en distraire Albert, de la tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinée. La chanoinesse alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brûlante et plus accablée. Amélie, que l’inquiétude d’Albert blessait comme une injure personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononça au point de dire à la chanoinesse qu’il faudrait envoyer chercher un médecin le soir, si la fièvre ne cédait pas. Le comte Christian retint son fils auprès de lui, pour le distraire d’une sollicitude qu’il ne comprenait pas et qu’il croyait encore maladive. Mais en l’enchaînant à ses côtés par des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre sujet de conversation et d’épanchement avec cet esprit qu’il n’avait jamais voulu sonder, dans la crainte d’être vaincu et dominé par une raison supérieure à la sienne en matière de religion. Il est bien vrai que le comte Christian appelait folie et révolte cette vive lumière qui perçait au milieu des bizarreries d’Albert, et dont les faibles yeux d’un rigide catholique n’eussent pu soutenir l’éclat ; mais il se raidissait contre la sympathie qui l’excitait à l’interroger sérieusement. Chaque fois qu’il avait essayé de redresser ses hérésies, il avait été réduit au silence par des arguments pleins de droiture et de fermeté. La nature ne l’avait point fait éloquent. Il n’avait pas cette faconde animée qui entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion qui, à défaut de logique, en impose par un air de science et des fanfaronnades de certitude. Naïf et modeste, il se laissait fermer la bouche ; il se reprochait de n’avoir pas mis à profit les années de sa jeunesse pour s’instruire de ces choses profondes qu’Albert lui opposait ; et, certain qu’il y avait dans les abîmes de la science théologique des trésors de vérité, dont un plus habile et plus érudit que lui eût pu écraser l’hérésie d’Albert, il se cramponnait à sa foi ébranlée, se rejetant, pour se dispenser d’agir plus énergiquement, sur son ignorance et sa simplicité, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient ainsi plus de mal que de bien. Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle, et vingt fois repris avec effort de part et d’autre, finit donc par tomber de lui-même. Le vieux Christian s’assoupit sur son fauteuil, et Albert le quitta pour aller s’informer de l’état de Consuelo, qui l’alarmait d’autant plus qu’on faisait plus d’efforts pour le lui cacher.

Il passa plus de deux heures à errer dans les corridors du château, guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander des nouvelles. Le chapelain s’obstinait à lui répondre avec concision et réserve ; la chanoinesse se composait un visage riant dès qu’elle l’apercevait, et affectait de lui parler d’autre chose, pour le tromper par une apparence de sécurité. Mais Albert