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CONSUELO.

parmi les hommes, vous avait formée pour briller entre toutes les femmes, et pour répandre sur le monde les trésors de la puissance et du génie. Le cloître et le tombeau sont synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le vœu de la nature les y pousse irrésistiblement ; et la volonté de Dieu à cet égard est si positive, qu’il leur retire les facultés dont il les avait douées, dès qu’elles en méconnaissent l’usage. L’artiste dépérit et s’éteint dans l’obscurité, comme le penseur s’égare et s’exaspère dans la solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans l’isolement et la claustration. Allez donc au théâtre, Consuelo, si vous voulez, et subissez-en l’apparente flétrissure avec la résignation d’une âme pieuse, destinée à souffrir, à chercher vainement sa patrie en ce monde d’aujourd’hui, mais forcée de fuir les ténèbres qui ne sont pas l’élément de sa vie, et hors desquelles le souffle de l’Esprit Saint la rejette impérieusement.

Albert parla longtemps ainsi avec animation, entraînant Consuelo à pas rapides sous les ombrages de la garenne. Il n’eut pas de peine à lui communiquer l’enthousiasme qu’il portait dans le sentiment de l’art, et à lui faire oublier la répugnance qu’elle avait eue d’abord à retourner à la grotte. En voyant qu’il le désirait vivement, elle se mit à désirer elle-même de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre les idées que cet homme ardent et timide n’osait émettre que devant elle. C’étaient des idées bien nouvelles pour Consuelo, et peut-être l’étaient-elles tout à fait dans la bouche d’un patricien de ce temps et de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Dévote et comédienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain damner sans rémission les histrions et les baladins ses confrères. En se voyant réhabilitée, comme elle croyait avoir droit de l’être, par un homme sérieux et pénétré, elle sentit sa poitrine s’élargir et son cœur y battre plus à l’aise, comme s’il l’eût fait entrer dans la véritable région de sa vie. Ses yeux s’humectaient de larmes, et ses joues brillaient d’une vive et sainte rougeur, lorsqu’elle aperçut au fond d’une allée la chanoinesse qui la cherchait.

« Ah ! ma prêtresse ! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras enlacé au sien, vous viendrez prier dans mon église !

— Oui, lui répondit-elle, j’irai certainement.

— Et quand donc ?

— Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force à entreprendre ce nouvel exploit ?

— Oui ; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d’être levée demain avec l’aube et de franchir les portes aussitôt qu’elles seront ouvertes ? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d’ici au flanc de la colline, là où vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de guide.

— Eh bien, je vous le promets, répondit Consuelo non sans un dernier battement de cœur.

— Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la chanoinesse en les abordant. »

Albert ne répondit rien ; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se sentait pas troublée par le genre d’émotion qu’elle éprouvait, passa hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un gros baiser sur l’épaule. Wenceslawa eût bien voulu lui battre froid ; mais elle subissait malgré elle l’ascendant de cette âme droite et affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prière pour sa conversion.

LII.

Plusieurs jours s’écoulèrent pourtant sans que le vœu d’Albert pût être exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu’elle eut beau se lever avec l’aurore et franchir le pont-levis la première, elle trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de l’esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu’il fallait traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.

« Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à déjeuner la chanoinesse ; ne craignez-vous pas que l’humidité de la rosée vous soit contraire ?

— C’est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces promenades ne lui soient très-favorables.

— J’aurais cru qu’une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit la chanoinesse avec un peu d’affectation, ne devait pas s’exposer à nos matinées brumeuses ; mais si c’est d’après votre ordonnance…

— Ayez donc confiance dans les décisions d’Albert, dit le comte Christian ; il a assez prouvé qu’il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami. »

La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en rougissant, lui parut très-pénible. Elle s’en plaignit doucement à Albert, quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de renoncer à son projet, du moins jusqu’à ce que la vigilance de sa tante fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu’il pût la rejoindre lorsqu’un moment favorable se présenterait.

Consuelo eût bien voulu s’en dispenser. Quoiqu’elle aimât la promenade, et qu’elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu’elle respectait et dont elle recevait l’hospitalité. Un peu d’amour lève bien des scrupules ; mais l’amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l’été ; car plusieurs mois s’étaient écoulés déjà depuis qu’elle habitait le château des Géants. Quel été pour Consuelo ! le plus pâle automne de l’Italie avait plus de lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait qu’augmentait peut-être aussi le peu d’empressement qu’elle avait à revoir le souterrain. Malgré la résolution qu’elle avait prise, elle sentait qu’Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse ; et lorsqu’elle n’était plus sous l’empire de son regard suppliant et de ses paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y apportait.

Un matin, elle vit, des bords du torrent qu’elle côtoyait, Albert penché sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d’elle. Malgré la distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l’œil inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s’était laissé en quelque sorte dominer. « Ma situation est fort étrange, se disait-elle ; tandis que cet ami persévérant m’observe pour voir si je suis fidèle au dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du château, je suis surveillée, pour que je n’aie point avec lui des rapports que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se passe dans l’esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard. Le comte Christian redouble d’amitié, et prétend redouter le retour du Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît avoir oublié que je lui ai défendu d’espérer mon amour. Comme s’il devait tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l’avenir, et n’abjure point cette passion qui a l’air de le