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CONSUELO.

Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin Consuelo put l’apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait. Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa tournure et jusqu’à sa démarche. Si elle n’eût entendu sa voix, elle eût cru que ce n’était pas lui. Mais il s’arrêta pour regarder le château, et, ôtant son large chapeau, il s’essuya le visage avec son mouchoir. Quoiqu’elle ne le vît qu’en plongeant d’en haut sur sa tête, elle reconnut cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu’il avait coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et sur sa nuque lorsqu’il avait chaud.

« Ce château a l’air très-respectable, dit-il ; et si j’en avais le temps, j’aurais envie d’aller demander à déjeuner aux géants qui l’habitent.

— Oh ! n’y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.

— Pas plus hospitaliers que cela ? Le diable les emporte !

— Écoutez donc ! c’est qu’ils ont quelque chose à cacher.

— Un trésor, ou un crime ?

— Oh ! rien ; c’est leur fils qui est fou.

— Le diable l’emporte aussi, en ce cas ! Il leur rendra service. »

Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.

« Allons, dit le guide en s’arrêtant, voici le mauvais chemin passé ; si vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop jusqu’à Tusla. La route est magnifique jusque là ; rien que du sable. Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.

— Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire : Le diable t’emporte aussi ! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi, commencez à m’ennuyer singulièrement. »

En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux éperons dans le ventre, et, sans s’inquiéter de son guide qui le suivait à grand’peine, il partit comme un trait dans la direction du nord, soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait de contempler si longtemps, et où elle s’attendait si peu à voir passer comme une vision fatale l’ennemi de sa vie, l’éternel souci de son cœur.

Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer. Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu’il avait été à portée de sa voix, elle s’était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit s’éloigner, quand elle songea qu’elle allait le perdre de vue et peut-être pour toujours, elle ne sentit plus qu’un horrible désespoir. Elle s’élança sur le rocher, pour le voir plus longtemps ; et l’indestructible amour qu’elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui pour l’appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres ; il lui sembla que la main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine : ses yeux se voilèrent ; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles ; et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras d’Albert, qui s’était approché sans qu’elle prît garde à lui, et qui l’emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.

LIII.

La crainte de trahir par son émotion un secret qu’elle avait jusque là si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l’avait surprise n’avait rien d’extraordinaire. Au moment où le jeune comte l’avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put s’attribuer à lui-même le danger qu’elle avait couru de tomber dans le précipice. L’idée de ce danger, qu’il avait causé sans doute en l’effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point qu’il ne s’aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi superstitieux, craignit d’abord qu’il ne devinât, par la force de ses pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l’amour le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les facultés en quelque sorte surnaturelles qu’il avait possédées auparavant. Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu’il lui fit de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir qu’elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que l’âme austère et l’habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué à son sort s’ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa passion. « C’est la Providence qui m’envoie cet ami au sein des épreuves, pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m’entraîner est là comme un emblème de la tombe où je dois m’engloutir, plutôt que de suivre la trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh ! oui, mon Dieu ! plutôt que de m’attacher à ses pas, faites que la terre s’entr’ouvre sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants ! »

« Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante, ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d’accomplir notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs…

— Non, mon ami, non, répondit Consuelo ; je sens, au contraire, que jamais je n’ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me faire entendre. »

Ils prirent ensemble le chemin du Schreckenstein ; et, en s’enfonçant sous les bois dans la direction opposée à celle qu’Anzoleto avait prise, Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu’elle faisait pour s’éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument, quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet empressement naïf au seul désir de lui complaire, s’il n’eût conservé cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de son caractère.

Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l’entrée d’une grotte remplie d’eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.

« Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction voûtée, lui dit-il, s’appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns pensent que c’était le cellier d’une maison de religieux, lorsque, à la place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié ; d’autres racontent que ce fut postérieurement la retraite d’un criminel repentant qui s’était fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu’il en soit, personne n’ose y pénétrer, et chacun prétend que l’eau dont elle s’est remplie est profonde et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles elle s’est frayé un passage. Mais cette eau n’est effectivement ni profonde ni dangereuse : elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous. »

En parlant ainsi après s’être assuré que personne ne les avait suivis et ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu’elle n’eût point à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes, il se fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui cachaient le fond de la grotte. Au bout d’un très-court trajet, il la déposa sur un sable sec et fin, dans