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CONSUELO.

jamais revu depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre, soit en la priant d’être tranquille, et de ne plus rien craindre de la part de l’innocent. Elle s’était donc persuadé d’abord que Zdenko avait reçu et exécuté fidèlement l’ordre de ne jamais se présenter devant ses yeux. Mais lorsqu’elle avait repris ses promenades solitaires, Albert, pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur sur le front, qu’elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu’il était parti pour un long voyage. En effet, personne ne l’avait revu depuis cette époque, et on pensait qu’il était mort dans quelque coin, ou qu’il avait quitté le pays.

Consuelo n’avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait trop l’attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n’y songeait point sans une profonde terreur qu’elle n’osait s’avouer à elle-même, lorsqu’elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation, Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle qu’il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux soupçon, en se rappelant la douceur et l’humanité dont toute la vie d’Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d’une tranquillité parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de la part de Zdenko n’avait rallumé la fureur que le jeune comte avait manifestée un instant. D’ailleurs il l’avait oublié, cet instant douloureux que Consuelo s’efforçait d’oublier aussi. Il n’avait conservé des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en possession de sa raison. Consuelo s’était donc arrêtée à l’idée qu’il avait interdit à Zdenko l’entrée et l’approche du château, et que par dépit ou par douleur le pauvre homme s’était condamné à une captivité volontaire dans l’ermitage. Elle présumait qu’il en sortait peut-être seulement la nuit pour prendre l’air ou pour converser sur le Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant l’état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu’il boudait son maître en ne soignant plus sa retraite délaissée ; et comme Albert lui avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu’elle n’y trouverait aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir péniblement la porte rouillée de ce qu’il appelait son église, pour aller de son côté essayer d’ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko, où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte céda dès qu’elle eut tourné la clef ; mais l’obscurité qui régnait dans cette cave l’empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu’Albert fût passé dans l’oratoire mystérieux qu’il voulait lui montrer et qu’il allait préparer pour la recevoir ; alors elle prit un flambeau, et revint avec précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l’idée de l’y trouver en personne. Mais elle n’y trouva pas même un souvenir de son existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait disparu ; et on eût dit, à voir l’humidité qui faisait briller les parois éclairées par la torche, que cette voûte n’avait jamais abrité le sommeil d’un vivant.

Un sentiment de tristesse et d’épouvante s’empara d’elle à cette découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux, et Consuelo se disait avec terreur qu’elle était peut-être la cause d’un événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert : l’un sage, et l’autre fou ; l’un débonnaire, charitable et tendre ; l’autre bizarre, farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte d’identification étrange qu’il avait autrefois rêvée entre lui et le fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et profonde, qu’il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant à l’esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles soupçons. Immobile et glacée d’horreur, elle osait à peine regarder le sol nu et froid de la grotte, comme si elle eut craint d’y trouver des traces de sang.

Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu’elle entendit Albert accorder son violon ; et bientôt le son admirable de l’instrument lui chanta le psaume ancien qu’elle avait tant désiré d’écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert l’exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu’elle oublia toutes ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée et comme charmée par une puissance magnétique.

LIV.

La porte de l’église était restée ouverte ; Consuelo s’arrêta sur le seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l’étrange sanctuaire. Cette prétendue église n’était qu’une grotte immense, taillée, ou, pour mieux dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour la lumière. Les énormes sédiments que l’eau avait déposés autrefois sur les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils se roulaient comme de monstrueux serpents qui s’enlacent et se dévorent les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler à des dents colossales hérissées à l’entrée des gueules béantes que formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d’informes statues, géantes représentations des dieux barbares de l’antiquité. Une végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes, des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de l’enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment d’effroi succéda bientôt l’admiration. Elle approcha, et vit Albert debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si profond, qu’aucun bouillonnement n’était sensible à la surface. Elle était unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n’étaient pas agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de départ, et les tièdes exhalaisons qu’elle répandait dans la caverne y entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation. Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l’intérieur de la grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient indéfiniment les limites.

Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n’avait fait qu’essayer les cordes de son violon, vit Consuelo s’avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et l’aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il avait jeté quelques troncs d’arbres aux endroits profonds. En d’autres endroits, des rochers épars à fleur d’eau offraient un passage facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l’aider, et la souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis qu’une répulsion indéfinissable l’en éloignait en même temps. Arrivée au bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplom-