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CONSUELO.

avant de vous connaître, répondit Albert en laissant voir la plus douloureuse émotion. Si c’est un sacrilège, comme je l’ai commis dans un jour de délire et avec l’intention de remplir un devoir sacré, Dieu me le pardonnera. Je vous dirai plus tard quelle âme habita le corps qui repose ici. Maintenant vous êtes trop émue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez, Consuelo, sortons de ce lieu où vous m’avez fait dans un instant le plus heureux et le plus malheureux des hommes.

— Oh ! oui, s’écria-t-elle, sortons d’ici ! Je ne sais quelles vapeurs s’exhalent du sein de la terre ; mais je me sens mourir, et ma raison m’abandonne. »

Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait devant, en s’arrêtant et en baissant sa torche à chaque pierre, pour que sa compagne pût la voir et l’éviter. Lorsqu’il voulut ouvrir la porte de la cellule, un souvenir en apparence éloigné de la disposition d’esprit où elle se trouvait, mais qui s’y rattachait par une préoccupation d’artiste, se réveilla chez Consuelo.

« Albert, dit-elle, vous avez oublié votre violon auprès de la source. Cet admirable instrument qui m’a causé des émotions inconnues jusqu’à ce jour, je ne saurais consentir à le savoir abandonné à une destruction certaine dans cet endroit humide. »

Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu’il attachait désormais à tout ce qui n’était pas Consuelo. Mais elle insista :

« Il m’a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant…

— S’il ne vous a fait que du mal, laissez-le se détruire, répondit-il avec amertume ; je n’y veux plus toucher de ma vie. Ah ! il me tarde qu’il soit anéanti.

— Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue à un sentiment de respect pour le génie musical du comte. L’émotion a dépassé mes forces, voilà tout ; et le ravissement s’est changé en agonie. Allez le chercher, mon ami ; je veux moi-même le remettre avec soin dans sa boîte, en attendant que j’aie le courage de l’en tirer pour le replacer dans vos mains, et l’écouter encore. »

Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le comte en recevant cette espérance. Il rentra dans la grotte pour lui obéir ; et, restée seule quelques instants, elle se reprocha sa folle terreur et ses soupçons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en rougissant, ce mouvement de fièvre qui l’avait jetée dans ses bras ; mais elle ne pouvait se défendre d’admirer le respect modeste et la chaste timidité de cet homme qui l’adorait, et qui n’osait pas profiter d’une telle circonstance pour lui dire même un mot de son amour. La tristesse qu’elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa démarche brisée, annonçaient assez qu’il n’avait conçu aucune espérance audacieuse, ni pour le présent, ni pour l’avenir. Elle lui sut gré d’une si grande délicatesse de cœur, et se promit d’adoucir par de plus douces paroles l’espèce d’adieux qu’ils allaient se faire en quittant le souterrain.

Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre jusqu’au bout, et accuser Albert en dépit d’elle-même. En s’approchant de la porte, ses yeux tombèrent sur une inscription en bohémien, dont, excepté un seul, elle comprit aisément tous les mots, puisqu’elle les savait par cœur. Une main, qui ne pouvait être que celle de Zdenko, avait tracé à la craie sur la porte noire et profonde : Que celui à qui on a fait tort te… Le dernier mot était inintelligible pour Consuelo ; et cette circonstance lui causa une vive inquiétude. Albert revint, serra son violon, sans qu’elle eût le courage ni même la pensée de l’aider, comme elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l’impatience qu’elle avait éprouvée de sortir du souterrain. Lorsqu’il tourna la clef avec effort dans la serrure rouillée, elle ne put s’empêcher de mettre le doigt sur le mot mystérieux, en regardant son hôte d’un air d’interrogation.

« Cela signifie, répondit Albert avec une sorte de calme, que l’ange méconnu, l’ami du malheureux, celui dont nous parlions tout à l’heure, Consuelo…

— Oui, Satan ; je sais cela ; et le reste ?

— Que Satan, dis-je, te pardonne !

— Et quoi pardonner ? reprit-elle en pâlissant.

— Si la douleur doit se faire pardonner, répondit le comte avec une sérénité mélancolique, j’ai une longue prière à faire. »

Ils entrèrent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu’à la Cave du Moine. Mais lorsque la clarté du jour extérieur vint, à travers le feuillage, tomber en reflets bleuâtres sur le visage du comte, Consuelo vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses joues. Elle en fut affectée ; et cependant, lorsqu’il s’approcha d’un air craintif pour la transporter jusqu’à la sortie, elle préféra mouiller ses pieds dans cette eau saumâtre que de lui permettre de la soulever dans ses bras. Elle prit pour prétexte l’état de fatigue et d’abattement où elle le voyait et hasardait déjà sa chaussure délicate dans la vase, lorsque Albert lui dit en éteignant son flambeau :

« Adieu donc, Consuelo ! je vois à votre aversion pour moi que je dois rentrer dans la nuit éternelle, et, comme un spectre évoqué par vous un instant, retourner à ma tombe après n’avoir réussi qu’à vous faire peur.

— Non ! votre vie m’appartient ! s’écria Consuelo en se retournant et en l’arrêtant ; vous m’avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans cette caverne, et vous n’avez pas le droit de le reprendre.

— Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantôme d’un homme ? Le solitaire n’est que l’ombre d’un mortel, et celui qui n’est point aimé est seul partout et avec tous.

— Albert, Albert ! vous me déchirez le cœur. Venez, portez-moi dehors. Il me semble qu’à la pleine lumière du jour, je verrai enfin clair dans ma propre destinée. »

LVI.

Albert obéit ; et quand ils commencèrent à descendre de la base du Schreckenstein vers les vallons inférieurs, Consuelo sentit, en effet, ses agitations se calmer.

« Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s’appuyant doucement sur son bras pour marcher ; il est bien certain pour moi maintenant que j’ai eu tout à l’heure un accès de folie dans la grotte.

— Pourquoi vous le rappeler, Consuelo ? Je ne vous en aurais jamais parlé, moi ; je sais bien que vous voudriez l’effacer de votre souvenir. Il faudra aussi que je parvienne à l’oublier !

— Mon ami, je ne veux pas l’oublier, mais vous en demander pardon. Si je vous racontais la vision étrange que j’ai eue en écoutant vos airs bohémiens, vous verriez que j’étais hors de sens quand je vous ai causé une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que j’aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos… Mon Dieu ! le ciel m’est témoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.

— Je sais que vous ne tenez point à la vie, Consuelo ! Et moi je sens que j’y tiendrais avec tant d’âpreté, si…

— Achevez donc !

— Si j’étais aimé comme j’aime !

— Albert, je vous aime autant qu’il m’est permis de le faire. Je vous aimerais sans doute comme vous méritez de l’être, si…

— Achevez à votre tour !

— Si des obstacles insurmontables ne m’en faisaient pas un crime.

— Et quels sont donc ces obstacles ? Je les cherche en vain autour de vous ; je ne les trouve qu’au fond de votre cœur, que dans vos souvenirs, sans doute !

— Ne parlons pas de mes souvenirs ; ils sont odieux, et j’aimerais mieux mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le monde, votre fortune, l’opposition et l’indignation de vos parents, où voudriez-vous que je prisse le courage d’accepter tout cela ? Je ne possède rien au monde que ma fierté et mon désintéressement ; que me resterait-il si j’en faisais le sacrifice ?

— Il te resterait mon amour et le tien, si tu m’aimais. Je sens que cela n’est point, et je ne te demanderai