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CONSUELO.

— Contez-moi donc comment cette idée vous est venue. Je pourrai peut-être chercher avec vous à approcher de ce château et de cette Porporina.

— Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l’ai dit, fils d’un brave charron, et natif d’un petit bourg aux confins de l’Autriche et de la Hongrie. Mon père est sacristain et organiste de son village ; ma mère, qui a été cuisinière chez le seigneur de notre endroit, a une belle voix ; et mon père, pour se reposer de son travail, l’accompagnait le soir sur la harpe. Le goût de la musique m’est venu ainsi tout naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j’étais tout petit enfant, c’était de faire ma partie dans nos concerts de famille sur un morceau de bois que je râclais avec un bout de latte, me figurant que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j’en tirais des sons magnifiques. Oh, oui ! il me semble encore que mes chères bûches n’étaient pas muettes, et qu’une voix divine, que les autres n’entendaient pas, s’exhalait autour de moi et m’enivrait des plus célestes mélodies.

« Notre cousin Franck, maître d’école à Haimburg, vint nous voir, un jour que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s’amusa de l’espèce d’extase où j’étais plongé. Il prétendit que c’était le présage d’un talent prodigieux, et il m’emmena à Haimburg, où, pendant trois ans, il me donna une bien rude éducation musicale, je vous assure ! Quels beaux points d’orgue, avec traits et fioritures, il exécutait avec son bâton à marquer la mesure sur mes doigts et sur mes oreilles ! Cependant je ne me rebutais pas. J’apprenais à lire, à écrire ; j’avais un violon véritable, dont j’apprenais aussi l’usage élémentaire, ainsi que les premiers principes du chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d’aussi rapides progrès qu’il m’était possible avec un maître aussi peu endurant que mon cousin Franck.

« J’avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, à laquelle j’ai toujours cru en bon chrétien, amena chez mon cousin M. Reuter, le maître de chapelle de la cathédrale de Vienne. On me présenta à lui comme une petite merveille, et lorsque j’eus déchiffré facilement un morceau à première vue, il me prit en amitié, m’emmena à Vienne, et me fit entrer à Saint-Étienne comme enfant de chœur.

« Nous n’avions là que deux heures de travail par jour ; et le reste du temps, abandonnés à nous-mêmes, nous pouvions vagabonder en liberté. Mais la passion de la musique étouffait en moi les goûts dissipés et la paresse de l’enfance. Occupé à jouer sur la place avec mes camarades, à peine entendais-je les sons de l’orgue, que je quittais tout pour rentrer dans l’église, et me délecter à écouter les chants et l’harmonie. Je m’oubliais le soir dans la rue, sous les fenêtres d’où partaient les bruits entrecoupés d’un concert, ou seulement les sons d’une voix agréable ; j’étais curieux, j’étais avide de connaître et de comprendre tout ce qui frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. À treize ans, sans connaître aucune des règles, j’osai bien écrire une messe dont je montrai la partition à notre maître Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla d’apprendre avant de créer. Cela lui était bien facile à dire. Je n’avais pas le moyen de payer un maître, et mes parents étaient trop pauvres pour m’envoyer l’argent nécessaire à la fois à mon entretien et à mon éducation. Enfin, je reçus d’eux un jour six florins, avec lesquels j’achetai le livre que vous voyez, et celui de Mattheson ; je me mis à les étuuier avec ardeur, et j’y pris un plaisir extrême. Ma voix progressait et passait pour la plus belle du chœur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l’ignorance que je m’efforçais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se développer, et des idées éclore en moi ; mais j’approchais avec effroi de l’âge où il faudrait, conformément aux règlements de la chapelle, sortir de la maîtrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maîtres, je me demandais si ces huit années de travail à la cathédrale n’allaient pas être mes dernières études, et s’il ne faudrait pas retourner chez mes parents pour y apprendre l’état de charron. Pour comble de chagrin, je voyais bien que maître Reuter, au lieu de s’intéresser à moi, ne me traitait plus qu’avec dureté, et ne songeait qu’à hâter le moment fatal de mon renvoi. J’ignore les causes de cette antipathie, que je n’ai méritée en rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la légèreté de me dire qu’il était jaloux de moi, parce qu’il trouvait dans mes essais de composition une sorte de révélation du génie musical, et qu’il avait coutume de haïr et de décourager les jeunes gens chez lesquels il découvrait un élan supérieur au sien propre. Je suis loin d’accepter cette vaniteuse interprétation de ma disgrâce ; mais je crois bien que j’avais commis une faute en lui montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un présomptueux impertinent.

— Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux précepteurs n’aiment pas les élèves qui ont l’air de comprendre plus vite qu’ils n’enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.

— Je m’appelle Joseph.

— Joseph qui ?

— Joseph Haydn.

— Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez quelque chose, à quoi m’en tenir sur l’aversion de votre maître, et sur l’intérêt que m’inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie. »

Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappée du rapport de leurs destinées de pauvres et d’artistes, regardait attentivement la physionomie de l’enfant de chœur. Cette figure chétive et bilieuse prenait, dans l’épanchement du récit, une singulière animation. Ses yeux bleus pétillaient d’une finesse à la fois maligne et bienveillante, et rien dans sa manière d’être et de dire n’annonçait un esprit ordinaire.

LXV.

« Quoi qu’il en soit des causes de l’antipathie de maître Reuter, il me la témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J’avais des ciseaux neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue queue, dont il était très vain, venant toujours à balayer les caractères que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j’eus une idée rapide, fatale ! ce fut l’affaire d’un instant. Crac ! voilà mes ciseaux ouverts, voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son œil de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte douloureuse qu’il venait de faire, j’étais déjà réprimandé, noté d’infamie, et renvoyé sans autre forme de procès.

« Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l’année dernière, à sept heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre vêtement que les méchants habits que j’avais sur le corps. J’eus un moment de désespoir. Je m’imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de colère et de scandale, que j’avais commis une faute énorme. Je me mis à pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j’avais ainsi déshonoré le chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n’a répandu tant de larmes, jamais on n’a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue à la prussienne. J’eus envie d’aller me jeter dans ses bras, à ses pieds ! Je ne l’osai pas, et cachai ma honte dans l’ombre. Peut-être le pauvre garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.

« Je passai la nuit sur le pavé ; et, comme je soupirais, le lendemain matin, en songeant à la nécessité et à l’impossibilité de déjeuner, je fus abordé par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Étienne. Il venait de coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d’un grand éclat de rire, et m’accabla de ses sarcasmes. — « Oui-da ! me cria-t-il d’aussi loin qu’il me vit, voilà donc le fléau des per-