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CONSUELO.

vez pas de plaisir à recevoir la pluie, et à nous retarder.

— Eh bien, courage et confiance ! » dit Consuelo tout bas à Joseph ; et ils montèrent dans la voiture.

Ils remarquèrent qu’il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont l’une conduisait, l’autre, qui était M. Mayer, occupait la banquette de derrière. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture était une chaise à six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouetté par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son collier, en secouant la tête avec impatience.

LXX.

« Quand je vous le disais ! s’écria M. Mayer, reprenant son propos où il l’avait laissé le matin : y a-t-il un métier plus rude et plus fâcheux que celui que vous faites ? Quand le soleil luit, tout semble beau ; mais le soleil ne luit pas toujours, et votre destinée est aussi variable que l’atmosphère.

— Quelle destinée n’est pas variable et incertaine ? dit Consuelo. Quand le ciel est inclément, la Providence met des cœurs secourables sur notre route : ce n’est donc pas en ce moment que nous sommes tentés de l’accuser.

— Vous avez de l’esprit, mon petit ami, répondit Mayer ; vous êtes de ce beau pays où tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni votre belle voix ne vous empêcheront de mourir de faim dans ces tristes provinces autrichiennes. À votre place, j’irais chercher fortune dans un pays riche et civilisé, sous la protection d’un grand prince.

— Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.

— Ah ! ma foi, je ne sais ; il y en a plusieurs.

— Mais la reine de Hongrie n’est-elle pas une grande princesse, dit Haydn ? n’est-on pas aussi bien protégé dans ses États ?…

— Eh ! sans doute, répondit Mayer ; mais vous ne savez pas que Sa Majesté Marie-Thérèse déteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous serez chassés de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours, comme vous voilà. »

En ce moment, Consuelo revit, à peu de distance, dans une profondeur de terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumières qu’elle avait aperçues, et fit part de son observation à Joseph, qui sur-le-champ manifesta à M. Mayer le désir de descendre, pour gagner ce gîte plus rapproché que la ville de Biberek.

« Cela ? répondit M. Mayer ; vous prenez cela pour des lumières ? Ce sont des lumières, en effet ; mais elles n’éclairent d’autres gîtes que des marais dangereux où bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous jamais vu des feux follets ?

— Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les petits lacs de la Bohême.

— Eh bien, mes enfants, ces lumières que vous voyez ne sont pas autre chose.

M. Mayer reparla longtemps encore à nos jeunes gens de la nécessité de se fixer, et du peu de ressources qu’ils trouveraient à Vienne, sans toutefois déterminer le lieu où il les engageait à se rendre. D’abord Joseph fut frappé de son obstination, et craignit qu’il n’eût découvert le sexe de sa compagne ; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme à un garçon (allant jusqu’à lui dire qu’elle ferait mieux d’embrasser l’état militaire, quand elle serait en âge, que de traîner la semelle à travers champs) le rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer était un de ces cerveaux faibles, à idées fixes, qui répètent un jour entier le premier propos qui leur est venu à l’esprit en s’éveillant. Consuelo, de son côté, le prit pour un maître d’école, ou pour un ministre protestant qui n’avait en tête qu’éducations, bonnes mœurs et prosélytisme.

Au bout d’une heure, ils arrivèrent à Biberek, par une nuit si obscure qu’ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s’arrêta dans une cour d’auberge, et aussitôt M. Mayer fut abordé par deux hommes qui le tirèrent à part pour lui parler. Lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine, où Consuelo et Joseph étaient occupés à se sécher et à se réchauffer auprès du feu, Joseph reconnut dans ces deux personnages, les mêmes qui s’étaient séparés de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l’avait traversée, les laissant sur la rive gauche. L’un des deux était borgne, et l’autre, quoiqu’il eût ses deux yeux, n’avait pas une figure plus agréable. Celui qui avait passé l’eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient retrouvé dans la voiture, vint les rejoindre : le quatrième ne parut pas. Ils parlèrent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo elle-même qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur eux une sorte d’autorité et influencer tout au moins leurs décisions ; car, après un entretien assez animé à voix basse, sur les dernières paroles qu’il leur dit, ils se retirèrent, à l’exception de celui que Consuelo, en le désignant à Joseph, appelait le silencieux : c’était celui qui n’avait point quitté M. Mayer.

Haydn s’apprêtait à faire servir le souper frugal de sa compagne et le sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers eux, les invita à partager son repas, et insista avec tant de bonhomie qu’ils n’osèrent le refuser. Il les emmena dans la salle à manger, où ils trouvèrent un véritable festin, du moins c’en était un pour deux pauvres enfants privés de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d’une marche assez pénible. Cependant Consuelo n’y prit part qu’avec retenue ; la bonne chère que faisait M. Mayer, l’empressement avec lequel les domestiques paraissaient le servir, et la quantité de vin qu’il absorbait, ainsi que son muet compagnon, la forçaient à rabattre un peu de la haute opinion qu’elle avait prise des vertus presbytériennes de l’amphitryon. Elle était choquée surtout du désir qu’il montrait de faire boire Joseph et elle-même au delà de leur soif, et de l’enjouement très-vulgaire avec lequel il les empêchait de mettre de l’eau dans leur vin. Elle voyait avec plus d’inquiétude encore que, soit distraction, soit besoin réel de réparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commençait à devenir plus communicatif et plus animé qu’elle ne l’eût souhaité. Enfin elle prit un peu d’humeur lorsqu’elle trouva son compagnon insensible aux coups de coude qu’elle lui donnait pour arrêter ses fréquentes libations ; et lui retirant son verre au moment où M. Mayer allait le remplir de nouveau :

« Non, Monsieur, lui dit-elle, non ; permettez-nous de ne pas vous imiter ; cela ne nous convient pas.

— Vous êtes de drôles de musiciens ! s’écria Mayer en riant, avec son air de franchise et d’insouciance ; des musiciens qui ne boivent pas ! Vous êtes les premiers de ce caractère que je rencontre !

— Et vous, Monsieur, êtes-vous musicien ? dit Joseph. Je gage que vous l’êtes ! Le diable m’emporte si vous n’êtes pas maître de chapelle de quelque principauté saxonne !

— Peut-être, répondit Mayer en souriant ; et voilà pourquoi vous m’inspirez de la sympathie, mes enfants.

— Si Monsieur est un maître, reprit Consuelo, il y a trop de distance entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour l’intéresser bien vivement.

— Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu’on ne pense, dit Mayer ; et il y a de très-grands maîtres, voire des maîtres de chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commencé par chanter dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures, j’ai entendu partir d’un coin de la montagne, sur la rive gauche de la Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec accompagnement de ritournelles agréables, et même savantes sur le violon ! Eh bien, cela m’est arrivé, tandis que je déjeunais sur un coteau avec mes amis. Et cependant quand j’ai vu descendre de la colline les musiciens qui venaient de me charmer, j’ai été fort surpris de trouver en eux deux pauvres enfants, l’un vêtu en petit paysan, l’autre… bien gentil, bien simple, mais peu fortuné en apparence… Ne soyez donc ni honteux ni surpris de