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CONSUELO.

et je crois l’avoir en vous écoutant. Quand même ces braves gens seraient des bandits, comme il vous plaît de l’imaginer, quelle riche capture pourraient-ils espérer en s’emparant de nous ?

— Je l’ignore, mais j’ai peur ; et si vous aviez vu comme moi un homme assassiné dans cette même voiture où nous voyageons… »

Joseph ne put s’empêcher de rire ; car cette affirmation de Consuelo avait en effet l’air d’une vision.

« Eh ! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu’ils nous égarent ? reprit-elle avec feu ; qu’ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le Danube sont derrière nous ? Regardez où est le soleil, et voyez dans quel désert nous marchons, au lieu d’approcher d’une grande ville ! »

La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commença à dissiper la sécurité, pour ainsi dire léthargique, où il était plongé.

« Eh bien, dit-il, avançons ; et s’ils ont l’air de vouloir nous retenir malgré nous, nous verrons bien leurs intentions.

— Et si nous ne pouvons leur échapper tout de suite, du sang-froid, Joseph, entendez-vous ? Il faudra jouer au plus fin, et leur échapper dans un autre moment. »

Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la souffrance ne l’y forçait, et gagnant du terrain néanmoins. Mais ils ne purent faire dix pas de la sorte sans être rappelés par M. Mayer, d’abord d’un ton amical, bientôt avec un accent plus sévère, et enfin, comme ils n’en tenaient pas compte, par les jurements énergiques des autres. Joseph tourna la tête, et vit avec terreur un pistolet braqué sur eux par le conducteur qui accourait à leur poursuite.

« Ils vont nous tuer, dit-il à Consuelo en ralentissant sa marche.

— Sommes-nous hors de portée ? lui dit-elle avec sang-froid, en l’entraînant toujours et en commençant à courir.

— Je ne sais, répondit Joseph en tâchant de l’arrêter ; croyez-moi, le moment n’est pas venu. Ils vont tirer sur vous.

— Arrêtez-vous, ou vous êtes morts, cria le conducteur qui courait plus vite qu’eux, et les tenait à portée du pistolet, le bras étendu.

— C’est le moment de payer d’assurance, dit Consuelo en s’arrêtant ; Joseph, faites et dites comme moi. Ah ! ma foi, dit-elle à haute voix en se retournant, et en riant avec l’aplomb d’une bonne comédienne, si je n’avais pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir que la plaisanterie ne prend pas. »

Et, regardant Joseph qui était pâle comme la mort, elle affecta de rire aux éclats, en montrant cette figure bouleversée aux autres voyageurs qui s’étaient rapprochés d’eux.

« Il l’a cru ! s’écria-t-elle avec une gaieté parfaitement jouée. Il l’a cru, mon pauvre camarade ! Ah ! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh ! monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s’est imaginé tout de bon que monsieur voulait lui envoyer une balle ! »

Consuelo affectait de parler vénitien, tenant ainsi en respect par sa gaieté l’homme au pistolet, qui n’y entendait rien. M. Mayer affecta de rire aussi.

Puis, se tournant vers le conducteur :

« Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie ? lui dit-il non sans un clignement d’œil que Consuelo observa très-bien. Pourquoi effrayer ainsi ces pauvres enfants ?

— Je voulais savoir s’ils avaient du cœur, répondit l’autre en remettant ses pistolets dans son ceinturon.

— Hélas ! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste opinion de toi, mon ami Joseph. Quant à moi, je n’ai pas eu peur, rendez-moi justice ! monsieur Pistolet.

— Vous êtes un brave, répondit M. Mayer ; vous feriez un joli tambour, et vous battriez la charge à la tête d’un régiment, sans sourciller au milieu de la mitraille.

— Ah ! cela, je n’en sais rien, répliqua-t-elle ; peut-être aurais-je eu peur, si j’avais cru que monsieur voulût nous tuer tout de bon. Mais nous autres Vénitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas comme cela.

— C’est égal, la mystification est de mauvais goût, reprit M. Mayer. »

Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu ; mais Consuelo n’en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue qu’il s’agissait d’une explication dont le résultat était qu’on croyait s’être mépris sur son intention de fuir.

Consuelo étant remontée dans la voiture avec les autres :

« Convenez, dit-elle en riant à M. Mayer, que votre conducteur à pistolets est un drôle de corps ! Je vais l’appeler à présent signor Pistola. Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n’était pas bien neuf, ce jeu-là !

— C’est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer ; on a plus d’esprit que cela à Venise, n’est-ce pas ?

— Oh ! savez-vous ce que des Italiens eussent fait à votre place pour nous jouer un bon tour ? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier buisson venu de la route, et ils se seraient tous cachés. Alors, quand nous nous serions retournés, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait tout emporté, qui eût été bien attrapé ? moi, surtout qui ne peux plus me traîner ; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Bœhmer-Wald, et qui se serait cru abandonné dans ce désert. »

M. Mayer riait de ses facéties enfantines qu’il traduisait à mesure au signor Pistola, non moins égayé que lui de la simplicité du gondolier. Oh ! vous êtes par trop madré ! répondait Mayer ; on ne se frottera plus à vous faire des niches ! Et Consuelo, qui voyait l’ironie profonde de ce faux bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son côté à jouer ce rôle du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout mélodrame.

Il est certain que leur aventure en était un assez sérieux ; et, tout en faisant sa partie avec habileté, Consuelo sentait qu’elle avait la fièvre. Heureusement c’est dans la fièvre qu’on agit, et dans la stupeur qu’on succombe.

Elle se montra dès lors aussi gaie qu’elle avait été réservée jusque-là ; et Joseph, qui avait repris toutes ses facultés, la seconda fort bien. Tout en paraissant ne pas douter qu’ils approchassent de Passaw, ils feignirent d’ouvrir l’oreille aux propositions d’aller à Dresde, sur lesquelles M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnèrent toute sa confiance, et le mirent à même de trouver quelque expédient pour leur avouer honnêtement qu’il les y menait sans leur permission. L’expédient fut bientôt trouvé. M. Mayer n’était pas novice dans ces sortes d’enlèvements. Il y eut un dialogue animé en langue étrangère entre ces trois individus, M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout à coup ils se mirent à parler allemand, et comme s’ils continuaient le même sujet :

« Je vous le disais bien, s’écria M. Mayer, nous avons fait fausse route ; à preuve que leur voiture ne reparaît pas. Il y a plus de deux heures que nous les avons laissés derrière nous, et j’ai eu beau regarder à la montée, je n’ai rien aperçu.

— Je ne la vois pas du tout ! dit le conducteur en sortant la tête de la voiture, et en la rentrant d’un air découragé. »

Consuelo avait fort bien remarqué, dès la première montée, la disparition de cette autre voiture avec laquelle on était parti de Bibereck.

« J’étais bien sûr que nous étions égarés, observa Joseph ; mais je ne voulais pas le dire.

— Eh ! pourquoi diable ne le disiez-vous pas ? reprit le silencieux, affectant un grand déplaisir de cette découverte.

— C’est que cela m’amusait ! dit Joseph, inspiré par l’innocent machiavélisme de Consuelo ; c’est drôle de se perdre en voiture ! je croyais que cela n’arrivait qu’aux piétons.