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CONSUELO.

— Oui, Monseigneur.

— Veux-tu reprendre du service ?

— Oui, Monseigneur, pourvu que ce ne soit pas en Prusse.

— Va-t’en trouver Sa Majesté l’impératrice-reine : elle reçoit tout le monde un jour par semaine. Dis-lui que c’est le comte Hoditz qui lui fait présent d’un très-beau grenadier, parfaitement dressé à la prussienne.

— J’y cours, Monseigneur.

— Et n’aie jamais le malheur de nommer M. le baron, ou je te fais prendre par mes gens, et je te renvoie en Prusse.

— J’aimerais mieux mourir tout de suite. Oh ! si les misérables m’avaient laissé l’usage des mains, je me serais tué quand ils m’ont repris.

— Décampe !

— Oui, Monseigneur. »

Il acheva d’avaler le contenu de la gourde, la rendit à Joseph, l’embrassa, sans savoir qu’il lui devait un service bien plus important, se prosterna devant le comte et le baron, et, sur un geste d’impatience de celui-ci qui lui coupa la parole, il fit un grand signe de croix, baisa la terre, et monta à cheval avec l’aide des domestiques, car il ne pouvait remuer les pieds ; mais à peine fut-il en selle, que, reprenant courage et vigueur, il piqua des deux et se mit à courir bride abattue sur la route du midi.

« Voilà qui achèvera de me perdre, si on découvre jamais que je vous ai laissé faire, dit le baron au comte. C’est égal, ajouta-t-il avec un grand éclat de rire ; l’idée de faire cadeau à Marie-Thérèse d’un grenadier de Frédéric est la plus charmante du monde. Ce drôle, qui a envoyé des balles aux houlans de l’impératrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse ! Voilà des sujets bien fidèles, et des troupes bien choisies !

— Les souverains n’en sont pas plus mal servis. Ah çà, qu’allons-nous faire de ces enfants ?

— Nous pouvons dire comme le grenadier, répondit Consuelo, que, si vous nous abandonnez ici, nous sommes perdus.

— Je ne crois pas, répondit le comte, qui mettait dans toutes ses paroles une sorte d’ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donné lieu jusqu’ici de mettre en doute nos sentiments d’humanité. Nous allons vous emmener jusqu’à ce que vous soyez assez loin d’ici pour ne plus rien craindre. Mon domestique, que j’ai mis à pied, montera sur le siège de la voiture, dit-il en s’adressant au baron ; et il ajouta d’un ton plus bas : — Ne préférez-vous pas la société de ces enfants à celle d’un valet qu’il nous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serions obligés de nous contraindre davantage ?

— Eh ! sans doute, répondit le baron ; des artistes, quelque pauvres qu’ils soient, ne sont déplacés nulle part. Qui sait si celui qui vient de retrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant de joie, n’est pas un Tartini en herbe ? Allons, troubadour ! dit-il à Joseph qui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et ses manuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, à notre premier gîte, vous nous chanterez ce glorieux combat où nous n’avons trouvé personne à qui parler.

— Vous pouvez vous moquer de moi à votre aise, dit le comte lorsqu’ils furent installés dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-à-vis d’eux (la berline roulait déjà rapidement vers l’Autriche), vous qui avez abattu une pièce de ce gibier de potence.

— J’ai bien peur de ne l’avoir pas tué sur le coup, et de le retrouver quelque jour à la porte du cabinet de Frédéric : je vous céderais donc cet exploit de grand cœur.

— Moi qui n’ai même pas vu l’ennemi, reprit le comte, je vous l’envie sincèrement, votre exploit ; je prenais goût à l’aventure, et j’aurais eu du plaisir à châtier ces drôles comme ils le méritent. Venir saisir des déserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Bavière, aujourd’hui l’alliée fidèle de Marie-Thérèse ! c’est d’une insolence qui n’a pas de nom !

— Ce serait un prétexte de guerre tout trouvé, si on n’était las de se battre, et si le temps n’était à la paix pour le moment. Vous m’obligerez donc, monsieur le comte, en n’ébruitant pas cette aventure, non-seulement à cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gré du rôle que j’y ai joué, mais encore à cause de la mission dont je suis chargé auprès de votre impératrice. Je la trouverais fort mal disposée à me recevoir, si je l’abordais sous le coup d’une pareille impertinence de la part de mon gouvernement.

— Ne craignez rien de moi, répondit le comte ; vous savez que je ne suis pas un sujet zélé, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux…

— Et quelle ambition pourriez-vous avoir encore, cher comte ? L’amour et la fortune ont couronné vos vœux ; au lieu que moi… Ah ! combien nos destinées sont dissemblables jusqu’à présent, malgré l’analogie qu’elles présentent au premier abord ! »

En parlant ainsi, le baron tira de son sein un portrait entouré de diamants, et se mit à le contempler avec des yeux attendris, et en poussant de profonds soupirs, qui donnèrent un peu envie de rire à Consuelo. Elle trouva qu’une passion si peu discrète n’était pas de bon goût, et railla intérieurement cette manière de grand seigneur.

« Cher baron, reprit le comte en baissant la voix (Consuelo feignait de ne pas entendre, et y faisait même son possible), je vous supplie de n’accorder à personne la confiance dont vous m’avez honoré, et surtout de ne montrer ce portrait à nul autre qu’à moi. Remettez-le dans sa boîte, et songez que cet enfant entend le français aussi bien que vous et moi.

— À propos ! s’écria le baron en refermant le portrait sur lequel Consuelo s’était bien gardée de jeter les yeux, que diable voulaient-ils faire de ces deux petits garçons, nos racoleurs ? Dites, que vous proposaient-ils pour vous engager à les suivre ?

— En effet, dit le comte, je n’y songeais pas, et maintenant je ne m’explique pas leur fantaisie ; eux qui ne cherchent à enrôler que des hommes dans la force de l’âge, et d’une stature démesurée, que pouvaient-ils faire de deux petits enfants ? »

Joseph raconta que le prétendu Mayer s’était donné pour musicien, et leur avait continuellement parlé de Dresde et d’un engagement à la chapelle de l’électeur.

« Ah ! m’y voilà ! reprit le baron, et ce Mayer, je gage que je le connais ! Ce doit être un nommé N…, ex-chef de musique militaire, aujourd’hui recruteur pour la musique des régiments prussiens. Nos indigènes ont la tête si dure, qu’ils ne réussiraient pas à jouer juste et en mesure, si Sa Majesté, qui a l’oreille plus délicate que feu le roi son père, ne tirait de la Bohême et de la Hongrie ses clairons, ses fifres, et ses trompettes. Le bon professeur de tintamarre a cru faire un joli cadeau à son maître en lui amenant, outre le déserteur repêché sur vos terres, deux petits musiciens à mine intelligente ; et le faux-fuyant de leur promettre Dresde et les délices de la cour n’était pas mal trouvé pour commencer. Mais vous n’eussiez pas seulement aperçu Dresde, mes enfants, et, bon gré, mal gré, vous eussiez été incorporés dans la musique de quelque régiment d’infanterie seulement pour le reste de vos jours.

— Je sais à quoi m’en tenir maintenant sur le sort qui nous attendait, répondit Consuelo ; j’ai entendu parler des abominations de ce régime militaire, de la mauvaise foi et de la cruauté des enlèvements de recrues. Je vois, à la manière dont le pauvre grenadier était traité par ces misérables, qu’on ne m’avait rien exagéré. Oh ! le grand Frédéric !…

— Sachez, jeune homme, dit le baron avec une emphase un peu ironique, que Sa Majesté ignore les moyens, et ne connaît que les résultats.

— Dont elle profite, sans se soucier du reste, reprit Consuelo animée par une indignation irrésistible. Oh ! je le sais, monsieur le baron, les rois n’ont jamais tort, et sont innocents de tout le mal qu’on fait pour leur plaire.

— Le drôle a de l’esprit ! s’écria le comte en riant ; mais soyez prudent, mon joli petit tambour, et n’oubliez pas que vous parlez devant un officier supérieur du régiment où vous deviez peut-être entrer.