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CONSUELO.

monde et personnage ecclésiastique doit l’être. Joseph remarqua à ses côtés un séculier, qu’il paraissait traiter à la fois avec distinction et familiarité. Il sembla à Joseph avoir vu ce dernier à Vienne ; mais il ne put mettre, comme on dit, son nom sur sa figure.

« Hé bien ! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une seconde audition du thème de Porpora ? Voici pourtant un de mes amis, encore plus musicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a été bien frappé de votre manière de dire ce morceau. Puisque vous êtes fatigué, ajouta-t-il en s’adressant à Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage ; mais il faut que vous ayez l’obligeance de nous dire comment on vous appelle et où vous avez appris la musique. »

Joseph vit qu’on lui attribuait l’exécution du solo que Consuelo avait chanté, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu’il devait confirmer le chanoine dans cette méprise.

« Je m’appelle Joseph, répondit-il brièvement, et j’ai étudié à la maîtrise de Saint-Étienne.

— Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j’ai étudié à la maîtrise, sous Reuter le père. Vous, sans doute, sous Reuter le fils ?

— Oui, Monsieur.

— Mais vous avez eu ensuite d’autres leçons ? Vous avez étudié en Italie ?

— Non, Monsieur.

— C’est vous qui avez tenu l’orgue ?

— Tantôt moi, tantôt mon camarade.

— Et qui a chanté ?

— Nous deux.

— Fort bien ! Mais le thème du Porpora, ce n’est pas vous, dit l’inconnu, tout en regardant Consuelo de côté.

— Bah ! ce n’est pas cet enfant-là ! dit le chanoine en regardant aussi Consuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.

— Aussi ce n’est pas moi, c’est lui, répondit-elle brusquement en désignant Joseph. »

Elle était pressée de se délivrer de ces questions, et regardait la porte avec impatience.

« Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant ? dit naïvement le curé. Je vous ai déjà entendu et vu chanter hier, et j’ai bien reconnu l’organe de votre camarade Joseph dans le solo de Bach.

— Allons ! vous vous serez trompé, monsieur le curé, reprit l’inconnu avec un sourire fin, ou bien ce jeune homme est d’une excessive modestie. Quoi qu’il en soit, nous donnons des éloges à l’un et à l’autre. »

Puis, tirant le curé à l’écart :

« Vous avez l’oreille juste, lui dit-il, mais vous n’avez pas l’œil clairvoyant ; cela fait honneur à la pureté de vos pensées. Cependant, il faut vous détromper : ce petit paysan hongrois est une cantatrice italienne fort habile.

— Une femme déguisée ! » s’écria le curé stupéfait.

Il regarda Consuelo attentivement, tandis qu’elle était occupée à répondre aux questions bienveillantes du chanoine ; et soit plaisir soit indignation, le bon curé rougit depuis son rabat jusqu’à sa calotte.

« C’est comme je vous le dis, reprit l’inconnu. Je cherche en vain qui elle peut être, je ne la connais pas ; et quant à son travestissement et à la condition précaire où elle se trouve, je ne puis les attribuer qu’à un coup de tête… Affaire d’amour, monsieur le curé ! ceci ne nous regarde pas.

— affaire d’amour ! comme vous dites fort bien, reprit le curé fort animé : un enlèvement, une intrigue criminelle avec ce petit jeune homme ! Mais tout cela est fort vilain ! Et moi qui ai donné dans le panneau ! moi qui les ai logés dans mon presbytère ! Heureusement, je leur avais donné des chambres séparées, et j’espère qu’il n’y aura point eu de scandale dans ma maison. Ah ! quelle aventure ! et comme les esprits forts de ma paroisse (car il y en a, Monsieur, j’en connais plusieurs) riraient à mes dépens s’ils savaient cela !

— Si vos paroissiens n’ont pas reconnu la voix d’une femme, il est probable qu’ils n’en ont reconnu ni les traits ni la démarche. Voyez pourtant quelles jolies mains, quelle chevelure soyeuse, quel petit pied, malgré les grosses chaussures !

— Je ne veux rien voir de tout cela ! s’écria le curé hors de lui ; c’est une abomination que de s’habiller en homme. Il y a dans les saintes Écritures un verset qui condamne à mort tout homme ou femme coupable d’avoir quitté les vêtements de son sexe. À mort ! entendez-vous, Monsieur ? C’est indiquer assez l’énormité du péché ! Avec cela elle a osé pénétrer dans l’église, et chanter effrontément les louanges du Seigneur, le corps et l’âme souillés d’un crime pareil !

— Et elle les a chantées divinement ! les larmes m’en sont venues aux yeux, je n’ai jamais entendu rien de pareil. Étrange mystère ! quelle peut être cette femme ? Toutes celles que je pourrais supposer sont plus âgées de beaucoup que celle-ci.

— C’est une enfant, une toute jeune fille ! reprit le curé, qui ne pouvait s’empêcher de regarder Consuelo avec un intérêt combattu dans son cœur par l’austérité de ses principes. Oh ! le petit serpent ! Voyez donc de quel air doux et modeste elle répond à monsieur le chanoine ! Ah ! je suis un homme perdu, si quelqu’un ici a découvert la fraude. Il me faudra quitter le pays !

— Comment, ni vous, ni aucun de vos paroissiens n’avez-vous pas reconnu le timbre d’une voix de femme ? Vous êtes des auditeurs bien simples.

— Que voulez vous ? nous trouvions bien quelque chose d’extraordinaire dans cette voix ; mais Gottlieb disait que c’était une voix italienne, qu’il en avait entendu déjà d’autres comme cela, que c’était une voix de la chapelle Sixtine ! Je ne sais ce qu’il entendait par là, je ne m’entends pas à la musique qui sort de mon rituel, et j’étais à cent lieues de me douter… Que faire, Monsieur, que faire ?

— Si personne n’a de soupçons, je vous conseille de ne vous vanter de rien. Éconduisez ces enfants au plus vite ; je me charge, si vous voulez, de vous en débarrasser.

— Oh ! oui, vous me rendrez service ! Tenez, tenez ; je vais vous donner l’argent… combien faut-il leur donner ?

— Ceci ne me regarde pas ; nous autres, nous payons largement les artistes… Mais votre paroisse n’est pas riche, et l’église n’est pas forcée d’agir comme le théâtre.

— Je ferai largement les choses, je leur donnerai six florins ! je vais tout de suite… Mais que va dire monsieur le chanoine ? il semble ne s’apercevoir de rien. Le voilà qui parle avec elle tout paternellement… le saint homme !

— Franchement, croyez-vous qu’il serait bien scandalisé ?

— Comment ne le serait-il pas ? D’ailleurs, ce que je crains, ce ne sont pas tant ses réprimandes que ses railleries. Vous savez comme il aime à plaisanter ; il a tant d’esprit ! Oh ! comme il va se moquer de ma simplicité !…

— Mais s’il partage votre erreur, comme jusqu’ici il en a l’air… il n’aura pas le droit de vous persifler. Allons, ne faites semblant de rien ; approchons-nous, et saisissez un moment favorable pour faire éclipser vos musiciens. »

Ils quittèrent l’embrasure de croisée où ils s’étaient entretenus de la sorte, et le curé, se glissant près de Joseph, qui paraissait occuper le chanoine beaucoup moins que le signor Bertoni, il lui mit dans la main les six florins. Dès qu’il tint cette modeste somme, Joseph fit signe à Consuelo de se dégager du chanoine et de le suivre dehors ; mais le chanoine rappelant Joseph, et persistant à croire, d’après ses réponses affirmatives, que c’était lui qui avait la voix de femme :

« Dites-moi donc, lui demanda-t-il, pourquoi vous avez choisi ce morceau de Porpora, au lieu de chanter le solo de M. Holzbaüer ?

— Nous ne l’avions pas, nous ne le connaissions pas, répondit Joseph. J’ai chanté la seule chose de mes études qui fût complète dans ma mémoire. »

Le curé s’empressa de raconter la petite malice de Gottlieb, et cette jalousie d’artiste fit beaucoup rire le chanoine.

« Eh bien, dit l’inconnu, votre bon cordonnier nous a