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CONSUELO.

aller chercher la sage-femme du village voisin, qui n’était pas à moins d’une lieue de distance. Les postillons s’inquiétaient beaucoup plus de leurs chevaux, qui n’avaient rien à manger, que de leur voyageuse ; et celle-ci, abandonnée aux soins de sa femme de chambre, qui avait perdu la tête et criait presque aussi haut qu’elle, remplissait l’air de ses gémissements, qui ressemblaient à ceux d’une lionne plus qu’à ceux d’une femme.

Consuelo, saisie d’effroi et de pitié, résolut de ne pas abandonner cette malheureuse créature.

« Joseph, dit-elle à son camarade, retourne au prieuré, quand même tu devrais y être mal reçu ; il ne faut pas être orgueilleux quand on demande pour les autres. Dis au chanoine qu’il faut envoyer ici du linge, du bouillon, du vin vieux, des matelas, des couvertures, enfin tout ce qui est nécessaire à une personne malade. Parle-lui avec douceur, avec force, et promets-lui, s’il le faut, que nous irons lui faire de la musique, pourvu qu’il envoie des secours à cette femme. »

Joseph partit, et la pauvre Consuelo assista à cette scène repoussante d’une femme sans foi et sans entrailles, subissant, avec des imprécations et des blasphèmes, l’auguste martyre de la maternité. La chaste et pieuse enfant frissonnait à la vue de ces tortures que rien ne pouvait adoucir, puisqu’au lieu d’une sainte joie et d’une religieuse espérance, le déplaisir et la colère remplissaient le cœur de Corilla. Elle ne cessait de maudire sa destinée, son voyage, le chanoine et sa gouvernante, et jusqu’à l’enfant qu’elle allait mettre au monde. Elle brutalisait sa suivante, et achevait de la rendre incapable de tout service intelligent. Enfin elle s’emporta contre cette pauvre fille, au point de lui dire :

« Va, je te soignerai de même, quand tu passeras par la même épreuve ; car toi aussi tu es grosse, je le sais fort bien, et je t’enverrai accoucher à l’hôpital. Ôte-toi de devant mes yeux : tu me gênes et tu m’irrites. »

La Sofia, furieuse et désolée, s’en alla pleurer dehors, et Consuelo, restée seule avec la maîtresse d’Anzoleto et de Zustiniani, essaya de la calmer et de la secourir. Au milieu de ses tourments et de ses fureurs, la Corilla conservait une sorte de courage brutal et de force sauvage qui dévoilaient toute l’impiété de sa nature fougueuse et robuste. Lorsqu’elle éprouvait un instant de répit, elle redevenait stoïque et même enjouée.

« Parbleu ! dit-elle tout d’un coup à Consuelo, qu’elle ne reconnaissait pas du tout, ne l’ayant jamais vue que de loin ou sur la scène dans des costumes bien différents de celui qu’elle portait en cet instant, voilà une belle aventure, et bien des gens ne voudront pas me croire quand je leur dirai que je suis accouchée dans un cabaret avec un médecin de ton espèce ; car tu m’as l’air d’un petit zingaro, toi, avec ta mine brune et ton grand œil noir. Qui es-tu ? d’où sors-tu ? comment te trouves-tu ici, et pourquoi me sers-tu ? Ah ! tiens, ne me le dis pas, je ne pourrais pas t’entendre, je souffre trop. Ah ! misera, me ! Pourvu que je ne meure pas ! Oh non ! je ne mourrai pas ! je ne veux pas mourir ! Zingaro, tu ne m’abandonnes pas ? reste là, reste là, ne me laisse pas mourir, entends-tu bien ? »

Et les cris recommençaient, entrecoupés de nouveaux blasphèmes.

« Maudit enfant ! disait-elle, je voudrais t’arracher de mon flanc, et te jeter loin de moi !

— Oh ! ne dites pas cela ! s’écria Consuelo glacée d’épouvante ; vous allez être mère, vous allez être heureuse de voir votre enfant, vous ne regretterez pas d’avoir souffert !

— Moi ? dit la Corilla avec un sang-froid cynique, tu crois que j’aimerai cet enfant-là ! Ah ! que tu te trompes ! Le beau plaisir que d’être mère, comme si je ne savais pas ce qui en est ! Souffrir pour accoucher, travailler pour nourrir ces malheureux que leurs pères renient, les voir souffrir eux-mêmes, ne savoir qu’en faire, souffrir pour les abandonner… car, après tout, on les aime… mais je n’aimerai pas celui-là. Oh ! je jure Dieu que je ne l’aimerai pas ! que je le haïrai comme je hais son père !… »

Et Corilla, dont l’air froid et amer cachait un délire croissant, s’écria dans un de ces mouvements exaspérés qu’une souffrance atroce inspire aux femmes :

« Ah ! maudit ! trois fois maudit soit le père de cet enfant-là ! »

Des cris inarticulés la suffoquèrent, elle mit en pièces le fichu qui cachait son robuste sein pantelant de douleur et de rage ; et, saisissant le bras de Consuelo sur lequel elle imprima ses ongles crispés par la torture, elle s’écria en rugissant :

« Maudit ! maudit ! maudit soit le vil, l’infâme Anzoleto ! »

La Sofia rentra en cet instant, et un quart d’heure après, ayant réussi à délivrer sa maîtresse, elle jeta sur les genoux de Consuelo le premier oripeau qu’elle arracha au hasard d’une malle ouverte à la hâte. C’était un manteau de théâtre, en satin fané, bordé de franges de clinquant. Ce fut dans ce lange improvisé que la noble et pure fiancée d’Albert reçut et enveloppa l’enfant d’Anzoleto et de Corilla.

« Allons, Madame, consolez-vous, dit la pauvre soubrette avec un accent de bonté simple et sincère : vous êtes heureusement accouchée, et vous avez une belle petite fille.

— Fille ou garçon, je ne souffre plus, répondit la Corilla en se relevant sur son coude, sans regarder son enfant ; donne-moi un grand verre de vin. »

Joseph venait d’en apporter du prieuré, et du meilleur. Le chanoine s’était exécuté généreusement, et bientôt la malade eut à discrétion tout ce que son état réclamait. Corilla souleva d’une main ferme le gobelet d’argent qu’on lui présentait, et le vida avec l’aplomb d’une vivandière : puis, se jetant sur les bons coussins du chanoine, elle sy endormit aussitôt avec la profonde insouciance que donnent un corps de fer et une âme de glace. Pendant son sommeil, l’enfant fut convenablement emmaillotté, et Consuelo alla chercher dans la prairie voisine une brebis qui lui servit de première nourrice. Lorsque la mère s’éveilla, elle se fit soulever par la Sofia ; et, ayant encore avalé un verre de vin, elle se recueillit un instant ; Consuelo, tenant l’enfant dans ses bras, attendait le réveil de la tendresse maternelle : Corilla avait bien autre chose en tête. Elle posa sa voix en ut majeur, et fit gravement une gamme de deux octaves. Alors elle frappa ses mains l’une dans l’autre, en s’écriant :

« Brava, Corilla ! tu n’as rien perdu de ta voix, et tu peux faire des enfants tant qu’il te plaira ! » Puis elle éclata de rire, embrassa la Sofia, et lui mit au doigt un diamant qu’elle avait au sien, en lui disant :

« C’est pour te consoler des injures que je t’ai dites. Où est mon petit singe ? Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle en regardant son enfaut, il est blond, il lui ressemble ! Tant pis pour lui ! malheur à lui ; ne défaites pas tant de malles, Sofia ! à quoi songez-vous ! croyez-vous que je veuille rester ici ? Allons donc ! vous êtes sotte, et vous ne savez pas encore ce que c’est que la vie. Demain, je compte bien me remettre en route. Ah ! zingaro, tu portes les enfants comme une vraie femme. Combien veux-tu pour tes soins et pour ta peine ? Sais-tu, Sofia, que jamais je n’ai été mieux soignée et mieux servie ? Tu es donc de Venise, mon petit ami ? m’as-tu entendue chanter ? »

Consuelo ne répondit rien à ces questions, dont on n’eût pas écouté la réponse. La Corilla lui faisait horreur. Elle remit l’enfant à la servante du cabaret, qui venait de rentrer et qui paraissait une bonne créature ; puis elle appela Joseph et retourna avec lui au prieuré.

« Je ne m’étais pas engagé, lui dit, chemin faisant, son compagnon, à vous ramener au chanoine. Il paraissait honteux de sa conduite, quoiqu’il affectât beaucoup de grâce et d’enjouement ; malgré son égoïsme, ce n’est pas un méchant homme. Il s’est montré vraiment heureux d’envoyer à la Corilla tout ce qui pouvait lui être utile.

— Il y a des âmes si dures et si affreuses, répondit Consuelo, que les âmes faibles doivent faire plus de pitié que d’horreur. Je veux réparer mon emportement envers