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CONSUELO.

l’avoir un peu mis au pillage. Le chanoine ne voulut pas s’en apercevoir, et à l’air de béatitude qui se répandit sur son visage, Haydn reconnut que Consuelo lui avait rendu un véritable service. À dîner, cette dernière, pour l’empêcher d’éprouver le moindre regret, lui fit du café à la manière de Venise, qui est bien la première manière du monde. André se mit aussitôt à l’étude sous sa direction, et le chanoine déclara qu’il n’avait dégusté meilleur café de sa vie. On fit encore de la musique le soir, après avoir envoyé demander des nouvelles de la Corilla, qui était déjà assise, leur dit-on, sur le fauteuil que le chanoine lui avait envoyé. On se promena au clair de la lune dans le jardin, par une soirée magnifique. Le chanoine, appuyé sur le bras de Consuelo, ne cessait de la supplier d’entrer dans les ordres mineurs et de s’attacher à lui comme fils adoptif.

« Prenez garde, lui dit Joseph lorsqu’ils rentrèrent dans leurs chambres ; ce bon chanoine s’éprend de vous un peu trop sérieusement.

— Rien ne doit inquiéter en voyage, lui répondit-elle. Je ne serai pas plus abbé que je n’ai été trompette. M. Mayer, le comte Hoditz et le chanoine ont tous compté sans le lendemain. »

LXXX.

Cependant Consuelo souhaita le bonsoir à Joseph, et se retira dans sa chambre sans lui avoir donné, comme il s’y attendait, le signal du départ pour le retour de l’aube. Elle avait ses raisons pour ne pas se hâter, et Joseph attendit qu’elle les lui confiât, enchanté de passer quelques heures de plus avec elle dans cette jolie maison, tout en menant cette bonne vie de chanoine qui ne lui déplaisait pas. Consuelo se permit de dormir la grasse matinée, et de ne paraître qu’au second déjeuner du chanoine. Celui-ci avait l’habitude de se lever de bonne heure, de prendre un repas léger et friand, de se promener dans ses jardins et dans ses serres pour examiner ses plantes, un bréviaire à la main, et d’aller faire un second somme en attendant le déjeuner à la fourchette.

« Notre voisine la voyageuse se porte bien, dit-il à ses jeunes hôtes dès qu’il les vit paraître. J’ai envoyé André lui faire son déjeuner. Elle a exprimé beaucoup de reconnaissance pour nos attentions, et, comme elle se dispose à partir aujourd’hui pour Vienne, contre toute prudence, je l’avoue, elle vous fait prier d’aller la voir, afin de vous récompenser du zèle charitable que vous lui avez montré. Ainsi, mes enfants, déjeunez vite, et rendez-vous auprès d’elle ; sans doute elle vous destine quelque joli présent.

— Nous déjeunerons aussi lentement qu’il vous plaira, monsieur le chanoine, répondit Consuelo, et nous n’irons pas voir la malade ; elle n’a plus besoin de nous, et nous n’aurons jamais besoin de ses présents.

— Singulier enfant ! dit le chanoine émerveillé. Ton désintéressement romanesque, ta générosité enthousiaste, me gagnent le cœur à tel point, que jamais, je le sens, je ne pourrai consentir à me séparer de toi… »

Consuelo sourit, et l’on se mit à table. Le repas, fut exquis et dura bien deux heures ; mais le dessert fut autre que le chanoine ne s’y attendait.

« Monsieur le révérend, dit André en paraissant à la porte, voici la mère Berthe, la femme du cabaret voisin, qui vous apporte une grande corbeille de la part de l’accouchée.

— C’est l’argenterie que je lui ai prêtée, répondit le chanoine. André, recevez-la, c’est votre affaire. Elle part donc décidément cette dame ?

— Monsieur le révérend, elle est partie.

— Déjà ! c’est une folie ! Elle veut se tuer cette diablesse-là !

— Non, monsieur le chanoine, dit Consuelo, elle ne veut pas se tuer, et elle ne se tuera pas.

— Eh bien, André, que faites-vous là d’un air cérémonieux ? dit le chanoine à son valet.

— Monsieur le révérend, c’est que la mère Berthe refuse de me remettre la corbeille ; elle dit qu’elle ne la remettra qu’à vous, et qu’elle a quelque chose à vous dire.

— Allons, c’est un scrupule ou une affectation de dépositaire. Fais-la entrer, finissons-en. »

La vieille femme fut introduite, et, après avoir fait de grandes révérences, elle déposa sur la table une grande corbeille couverte d’un voile. Consuelo y porta une main empressée, tandis que le chanoine tournait la tête vers Berthe ; et ayant un peu écarté le voile, elle le referma en disant tout bas à Joseph :

« Voilà ce que j’attendais, voilà pourquoi je suis restée. Oh ! oui, j’en étais sûre : Corilla devait agir ainsi. »

Joseph, qui n’avait pas eu le temps d’apercevoir le contenu de la corbeille, regardait sa compagne d’un air étonné.

« Eh bien, mère Berthe, dit le chanoine, vous me rapportez les objets que j’ai prêtés à votre hôtesse ? C’est bon, c’est bon. Je n’en étais pas en peine, et je n’ai pas besoin d’y regarder pour être sûr qu’il n’y manque rien.

— Monsieur le révérend, répondit la vieille, ma servante a tout apporté ; j’ai tout remis à vos officiers. Il n’y manque rien en effet, et je suis bien tranquille là-dessus. Mais cette corbeille, on m’a fait jurer de ne la remettre qu’à vous, et ce qu’elle contient, vous le savez aussi bien que moi.

— Je veux être pendu si je le sais, dit le chanoine en avançant la main négligemment vers la corbeille. »

Mais sa main resta comme frappée de catalepsie, et sa bouche demeura entr’ouverte de surprise, lorsque, le voile s’étant agité et entr’ouvert comme de lui-même, une petite main d’enfant, rose et mignonne, apparut en faisant le mouvement vague de chercher à saisir le doigt du chanoine.

« Oui, monsieur le révérend, reprit la vieille femme avec un sourire de satisfaction confiante ; le voilà sain et sauf, bien gentil, bien éveillé, et ayant bonne envie de vivre. »

Le chanoine stupéfait avait perdu la parole ; la vieille continua :

« Dame ! Votre Révérence l’avait demandé à sa mère pour l’élever et l’adopter ! La pauvre dame a eu un peu de peine à s’y décider ; mais enfin nous lui avons dit que son enfant ne pouvait pas être en de meilleures mains, et elle l’a recommandé à la Providence en nous le remettant pour vous l’apporter : « Dites bien à ce digne chanoine, à ce saint homme, s’est-elle exclamée en montant dans sa voiture, que je n’abuserai pas longtemps de son zèle charitable. Bientôt je reviendrai chercher ma fille et payer les dépenses qu’il aura faites pour elle. Puisqu’il veut absolument se charger de lui trouver une bonne nourrice, remettez-lui pour moi cette bourse, que je le prie de partager entre cette nourrice et le petit musicien qui m’a si bien soignée hier, s’il est encore chez lui. Quant à moi, elle m’a bien payée, monsieur le révérend, et je ne demande rien, je suis fort contente.

— Ah ! vous êtes contente ! s’écria le chanoine d’un ton tragi-comique. Eh bien, j’en suis fort aise ! mais veuillez remporter cette bourse et ce marmot. Dépensez l’argent, élevez l’enfant, ceci ne me regarde en aucune façon.

— Élever l’enfant, moi ? Oh ! que nenni, monsieur le révérend ! je suis trop vieille pour me charger d’un nouveau-né. Cela crie toute la nuit, et mon pauvre homme, bien qu’il soit sourd, ne s’arrangerait pas d’une pareille société.

— Et moi donc ! il faut que je m’en arrange ? Grand merci ! Ah ! vous comptiez là-dessus ?

— Puisque Votre Révérence l’a demandé à sa mère !

— Moi ! je l’ai demandé ? où diantre avez-vous pris cela ?

— Mais puisque Votre Révérence a écrit ce matin…

— Moi, j’ai écrit ? où est ma lettre, s’il vous plaît ! qu’on me présente ma lettre !

— Ah ! dame, je ne l’ai pas vue, votre lettre, et d’ailleurs personne ne sait lire chez nous, mais M. André est venu saluer l’accouchée de la part de Votre Révérence,