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CONSUELO.

ou plutôt Caffariello, comme on l’appelle partout, excepté en France.

Il était impossible de voir un fat plus impertinent que ce bon Caffariello. Les femmes l’avaient gâté par leurs engouements, les acclamations du public lui avaient fait tourner la tête. Il avait été si beau, ou, pour mieux dire, si joli dans sa jeunesse, qu’il avait débuté en Italie dans les rôles de femme ; maintenant qu’il tirait sur la cinquantaine (il paraissait même beaucoup plus vieux que son âge, comme la plupart des sopranistes), il était difficile de le se représenter en Didon, ou en Galathée, sans avoir grande envie de rire. Pour racheter ce qu’il y avait de bizarre dans sa personne, il se donnait de grands airs de matamore, et à tout propos élevait sa voix claire et douce, sans pouvoir en changer la nature. Il y avait dans toutes ces affectations, et dans cette exubérance de vanité, un bon côté cependant. Caffariello sentait trop la supériorité de son talent pour être aimable ; mais aussi il sentait trop la dignité de son rôle d’artiste pour être courtisan. Il tenait tête follement et crânement aux plus importants personnages, aux souverains même, et pour cela il n’était point aimé des plats adulateurs dont son impertinence faisait par trop la critique. Les vrais amis de l’art lui pardonnaient tout, à cause de son génie de virtuose, et malgré toutes les lâchetés qu’on lui reprochait comme homme, on était bien forcé de reconnaître qu’il y avait dans sa vie des traits de courage et de générosité comme artiste.

Ce n’était point volontairement, et de props délibéré, qu’il avait montré de la négligence et une sorte d’ingratitude envers le Porpora. Il se souvenait bien d’avoir étudié huit ans avec lui, et d’avoir appris de lui tout ce qu’il savait ; mais il se souvenait encore davantage du jour où son maître lui avait dit : « A présent je n’ai plus rien à t’apprendre : Va, figlio mio, tu sei il primo musico del mondo.» Et, de ce jour, Caffariello, qui était effectivement (après Farinelli) le premier chanteur du monde, avait cessé de s’intéresser à tout ce qui n’était pas lui-même. « Puisque je suis le premier, s’était-il dit, apparemment je suis le seul. Le monde a été créé pour moi ; le ciel n’a donné le génie aux poètes et aux compositeurs que pour faire chanter Caffariello. Le Porpora n’a été le premier maître de chant de l’univers que parce qu’il était destiné à former Caffariello. Maintenant l’œuvre du Porpora est finie, sa mission est achevée, et pour la gloire, pour le bonheur, pour l’immortalité du Porpora, il suffit que Caffariello vive et chante. » Caffariello avait vécu et chanté, il était riche et triomphant, le Porpora était pauvre et délaissé ; mais Caffariello était fort tranquille, et se disait qu’il avait amassé assez d’or et de célébrité pour que son maître fût bien payé d’avoir lancé dans le monde un prodige tel que lui.

LXXXIV.

Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baiser tendrement et respectueusement la main de Wilhelmine : après quoi, il accosta son directeur Holzbaüer avec un air d’affabilité protectrice, et secoua la main de son maître Porpora avec une familiarité insouciante. Partagé entre l’indignation que lui causaient ses manières et la nécessité de le ménager (car en demandant un opéra de lui au théâtre, et en se chargeant du premier rôle, Caffariello pouvait rétablir les affaires du maestro), le Porpora se mit à le complimenter et à le questionner sur les triomphes qu’il venait d’avoir en France, d’un ton de persifflage trop fin pour que sa fatuité ne prît pas le change.

« La France ? répondit Caffariello ; ne me parlez pas de la France ! c’est le pays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, et des petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis xv, qui me fait remettre par un de ses premiers gentilshommes, après m’avoir entendu dans une demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi ? une mauvaise tabatière !

— Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute ? dit le Porpora en tirant avec ostentation la sienne qui n’était qu’en bois de figuier.

— Eh ! sans doute, reprit le soprano ; mais voyez l’impertinence ! point de portrait ! À moi, une simple tabatière, comme si j’avais besoin d’une boîte pour priser ! Fi ! quelle bourgeoisie royale ! J’en ai été indigné.

— Et j’espère, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, que tu auras donné une bonne leçon à ce petit roi-là ?

— Je n’y ai pas manqué, par le corps de Dieu ! Monsieur, ai-je dit au premier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux éblouis ; voilà trente tabatières, dont la plus chétive vaut trente fois celle que vous m’offrez ; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n’ont pas dédaigné de m’honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maître, Caffariello n’est pas à court de tabatières, Dieu merci !

— Par le sang de Bacchus ! voilà un roi qui a dû être bien penaud ! reprit le Porpora.

— Attendez ! ce n’est pas tout ! Le gentilhomme a eu l’insolence de me répondre qu’en fait d’étrangers Sa Majesté ne donnait son portrait qu’aux ambassadeurs !

— Oui-da ! le paltoquet ! Et qu’as-tu répondu ?

— Écoutez bien, Monsieur, ai-je dit ; apprenez qu’avec tous les ambassadeurs du monde on ne ferait pas un Caffariello !

— Belle et bonne réponse ! Ah ! que je reconnais bien là mon Caffariello ! et tu n’as pas accepté sa tabatière ?

— Non, pardieu ! répondit Caffariello en tirant de sa poche, par préoccupation, une tabatière d’or enrichie de brillants.

— Ce ne serait pas celle-ci, par hasard ? dit le Porpora en regardant la boîte d’un air indifférent. Mais, dis-moi, as-tu vu là notre jeune princesse de Saxe ? celle à qui j’ai mis pour la première fois les doigts sur le clavecin, à Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mère, m’honorait de sa protection ? C’était une aimable petite princesse !

— Marie-Joséphine ?

— Oui, la grande dauphine de France.

— Si je l’ai vue ? dans l’intimité ! C’est une bien bonne personne. Ah ! la bonne femme ! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde. Tiens ! c’est elle qui m’a donné cela ! »

Et il montra un énorme diamant qu’il avait au doigt.

« Mais on dit aussi qu’elle a ri aux éclats de ta réponse au roi sur son présent.

— Sans doute, elle a trouvé que j’avais fort bien répondu, et que le roi son beau-père avait agi avec moi comme un cuistre.

— Elle t’a dit cela, vraiment ?

— Elle me l’a fait entendre, et m’a remis un passe-port qu’elle avait fait signer par le roi lui-même. »

Tous ceux qui écoutaient ce dialogue se détournèrent pour rire sous cape. Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France, avait raconté, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettant ce passe-port, illustré de la griffe du maître, lui avait fait remarquer qu’il n’était valable que pour dix jours, ce qui équivalait clairement à un ordre de sortir du royaume dans le plus prompt délai.

Caffariello, craignant peut-être qu’on ne l’interrogeât sur cette circonstance, changea de conversation.

« Eh bien, maestro ! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d’élèves à Venise, dans ces derniers temps ? En as-tu produit quelques-uns qui te donnent de l’espérance ?

— Ne m’en parle pas ! répondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a été avare, et mon école stérile. Quand Dieu eut fait l’homme, il se reposa. Depuis que le Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s’ennuie.

— Bon maître ! reprit Caffariello charmé du compliment qu’il prit tout à fait en bonne part, tu as trop d’indulgence pour moi. Mais tu avais pourtant quelques élèves qui promettaient, quand je t’ai vu à la Scuola dei Mendicanti ? Tu y avais déjà formé la petite Corilla qui était goûtée du public ; une belle créature, par ma foi !