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CONSUELO.

— Consuelo, rappelez-vous qu’il était aux trois quarts fou quand nous l’avons quitté !

— Et moi je te dis qu’il lui suffira de me savoir femme et de me voir telle que je suis, pour qu’il reprenne l’empire de sa volonté et redevienne ce que Dieu l’a fait, un homme raisonnable.

— Il est vrai que l’habit fait quelque chose. Ainsi, quand je vous ai revue ici transformée en demoiselle, après m’être habitué pendant quinze jours à te traiter comme un garçon… j’ai éprouvé je ne sais quel effroi, je ne sais quelle gêne dont je ne peux pas me rendre compte ; et il est certain que durant le voyage… s’il m’eût été permis d’être amoureux de vous… Mais tu diras que je déraisonne…

— Certainement, Joseph, tu déraisonnes ; et, de plus, tu perds le temps à babiller. Nous avons dix lieues à faire pour aller au prieuré et en revenir. Il est huit heures du matin, et il faut que nous soyons rentrés à sept heures du soir, pour le souper du maître. »

Trois heures après, Beppo et sa compagne descendirent à la porte du prieuré. Il faisait une belle journée ; le chanoine contemplait ses fleurs d’un air mélancolique. Quand il vit Joseph, il fit un cri de joie et s’élança à sa rencontre ; mais il resta stupéfait en reconnaissant son cher Bertoni sous des habits de femme.

« Bertoni, mon enfant bien-aimé, s’écria-t-il avec une sainte naïveté, que signifie ce travestissement, et pourquoi viens-tu me voir déguisé de la sorte ? Nous ne sommes point au carnaval…

— Mon respectable ami, répondit Consuelo en lui baisant la main, il faut que Votre Révérence me pardonne de l’avoir trompée. Je n’ai jamais été garçon ; Bertoni n’a jamais existé, et lorsque j’ai eu le bonheur de vous connaître, j’étais véritablement déguisée.

— Nous pensions, dit Joseph qui craignait de voir la consternation du chanoine se changer en mécontentement, que votre révérence n’était point la dupe d’une innocente supercherie. Cette feinte n’avait point été imaginée pour la tromper, c’était une nécessite imposée par les circonstances, et nous avons toujours cru que monsieur le chanoine avait la générosité et la délicatesse de s’y prêter.

— Vous l’avez cru ? reprit le chanoine interdit et effrayé ; et vous, Bertoni… je veux dire mademoiselle, vous l’avez cru aussi !

— Non, monsieur le chanoine, répondit Consuelo ; je ne l’ai pas cru un instant. J’ai parfaitement vu que votre révérence ne se doutait nullement de la vérité.

— Et vous me rendez justice, dit le chanoine d’un ton un peu sévère, mais profondément triste ; je ne sais point transiger avec la bonne foi, et si j’avais deviné votre sexe, je n’aurais jamais songé à insister comme je l’ai fait, pour vous engager à rester chez moi. Il a bien couru dans le village voisin, et même parmi mes gens, un bruit vague, un soupçon qui me faisait sourire, tant j’étais obstiné à me méprendre sur votre compte. On a dit qu’un des deux petits musiciens qui avaient chanté la messe le jour de la fête patronale, était une femme déguisée. Et puis, on a prétendu que ce propos était une méchanceté du cordonnier Gottlieb, pour effrayer et affliger le curé. Enfin, moi-même, j’ai démenti ce bruit avec assurance. Vous voyez que j’étais votre dupe bien complètement, et qu’on ne saurait l’être davantage.

— Il y a eu une grande méprise, répondit Consuelo avec l’assurance de la dignité ; mais il n’y a point eu de dupe, monsieur le chanoine. Je ne crois pas m’être éloignée un seul instant du respect qui vous est dû, et des consonances que la loyauté impose. J’étais la nuit sans gîte sur le chemin, écrasée de soif et de fatigue, après une longue route à pied. Vous n’eussiez pas refusé l’hospitalité à une mendiante. Vous me l’avez accordée au nom de la musique, et j’ai payé mon écot en musique. Si je ne suis pas partie malgré vous dès le lendemain, c’est grâce à des circonstances imprévues qui me dictaient un devoir au-dessus de tous les autres. Mon ennemie, ma rivale, ma persécutrice tombait des nues à votre porte, et, privée de soins et de secours, avait droit à mes secours et à mes soins. Votre révérence se rappelle bien le reste ; elle sait bien que si j’ai profité de sa bienveillance, ce n’est pas pour mon compte. Elle sait bien aussi que je me suis éloignée aussitôt que mon devoir a été accompli ; et si je reviens aujourd’hui la remercier en personne des bontés dont elle m’a comblée, c’est que la loyauté me faisait un devoir de la détromper moi-même et de lui donner les explications nécessaires à notre mutuelle dignité.

— Il y a dans tout ceci, dit le chanoine à demi vaincu, quelque chose de mystérieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dont j’ai adopté l’enfant était votre ennemie, votre rivale… Qui êtes-vous donc vous-même, Bertoni ?… Pardonnez-moi si ce nom revient toujours sur mes lèvres, et dites-moi comment je dois vous appeler désormais.

— Je m’appelle la Porporina, répondit Consuelo ; je suis l’élève du Porpora, je suis cantatrice. J’appartiens au théâtre.

— Ah ! fort bien ! dit le chanoine avec un profond soupir. J’aurais dû le deviner à la manière dont vous avez joué votre rôle, et, quant à votre talent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m’en étonner ; vous avez été à bonne école. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votre frère… ou votre mari ?

— Ni l’un ni l’autre. Il est mon frère par le cœur, rien que mon frère, monsieur le chanoine ; et si mon âme ne s’était pas sentie aussi chaste que la vôtre, je n’aurais pas souillé de ma présence la sainteté de votre demeure. »

Consuelo avait, pour dire la vérité, un accent irrésistible, et dont le chanoine subit la puissance, comme les âmes pures et droites subissent toujours celle de la sincérité. Il se sentit comme soulagé d’un poids énorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes protégés, il interrogea Consuelo avec une douceur et un retour d’affection sympathique qu’il oublia peu à peu de combattre en lui-même. Elle lui raconta rapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstances de sa vie ; ses fiançailles au lit de mort de sa mère avec Anzoleto, l’infidélité de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l’attachement qu’Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants, sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée par le chanoine à l’enfant d’Anzoleto ; enfin son retour à Vienne, et jusqu’à l’entrevue qu’elle avait eue la veille avec Marie-Thérèse. Joseph n’avait pas su jusque-là toute l’histoire de Consuelo ; elle ne lui avait jamais parlé d’Anzoleto, et le peu de mots qu’elle venait de dire de son affection passée pour ce misérable ne le frappa pas très-vivement ; mais sa générosité à l’égard de Corilla, et sa sollicitude pour l’enfant, lui firent une si profonde impression, qu’il se détourna pour cacher ses larmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le récit de Consuelo, concis, énergique et sincère, lui fit le même effet qu’un beau roman qu’il aurait lu, et justement il n’avait jamais lu un seul roman, et celui-là fut le premier de sa vie qui l’initia aux émotions vives de la vie des autres. Il s’était assis sur un banc pour mieux écouter, et quand la jeune fille eut tout dit, il s’écria :

« Si tout cela est la vérité, comme je le crois, comme il me semble que je le sens dans mon cœur, par la volonté du ciel, vous êtes une sainte fille… Vous êtes sainte Cécile revenue sur la terre ! Je vous avouerai franchement que je n’ai jamais eu de préjugé contre le théâtre, ajouta-t-il après un instant de silence et de réflexion, et vous me prouvez qu’on peut faire son salut là comme ailleurs. Certainement, si vous persistez à être aussi pure et aussi généreuse que vous l’avez été jusqu’à ce jour, vous aurez mérité le ciel, mon cher Bertoni !… Je vous le dis comme je le pense, ma chère Porporina !

— Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moi des nouvelles d’Angèle avant que je prenne congé de Votre Revérence.