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CONSUELO.

— On le dit ; mais que m’importe ?

— Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s’est consolé assez vite de l’absence de sa bien-aimée ; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu confonde ta stupidité !) pourquoi sa chère Marianna n’était pas venue le rejoindre ici, il ne t’a pas répondu, et je vais répondre à sa place. La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu’un homme puisse accepter d’une femme. Elle l’avait bien nourri, logé, habillé, secouru, soutenu en toute occasion ; elle l’avait bien aidé à se faire nommer poeta cesareo. Elle s’était bien faite la servante, l’amie, la garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux parents. Tout cela est exact. La Marianna avait un grand cœur : je l’ai beaucoup connue ; mais ce qu’il y a de vrai aussi, c’est qu’elle désirait ardemment se réunir à lui, en se faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu’il y a de plus vrai encore, c’est que monsieur l’abbé ne s’en souciait pas du tout et ne le permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent des chefs-d’œuvre. On les imprimera : il le savait bien. Mais tout en disant à sa dilettissima amica qu’il soupirait après le jour de leur réunion, et qu’il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leur existence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce que la malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de ses illustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-là est une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissante comtesse d’Althan, favorite du dernier César. On dit qu’il en est résulté un mariage secret ; je le trouve donc fort mal venu à s’arracher les cheveux pour cette pauvre Romanina, qu’il a laissée mourir de chagrin tandis qu’il faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.

— Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher maître, reprit Consuelo attristée.

— Je parle comme tout le monde ; je n’invente rien ; c’est la voix publique qui affirme tout cela. Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre ; c’est un vieux proverbe.

— La voix publique n’est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas, ce n’est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croire qu’un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu’un comédien en scène. Je l’ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il aurait à se reprocher d’avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remords ne feraient qu’ajouter à la sincérité de ses regrets d’aujourd’hui. En tout ceci, j’aime mieux le croire faibe que lâche. On l’avait fait abbé, on le comblait de bienfaits ; la cour était dévote ; ses amours avec une comédienne y eussent fait grand scandale. Il n’a pas voulu précisément trahir et tromper la Bulgarini : il a eu peur, il a hésité, il a gagné du temps,… elle est morte…

— Et il en a remercié la Providence, ajouta l’impitoyable maestro. Et maintenant notre impératrice lui envoie des boîtes et des bagues avec son chiffre en brillants ; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants ; des pots en or massif remplis de tabac d’Espagne, des cachets faits d’un seul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poëte sont toujours baignés de larmes.

— Et, tout cela peut-il le consoler d’avoir brisé le cœur de la Romanina ?

— Il se peut bien que non. Mais le désir de ces choses l’a décidé à le faire.

— Triste vanité ! Pour moi, j’ai eu bien de la peine à m’empêcher de rire quand il nous a montré son chandelier d’or à chapiteau d’or, avec la devise ingénieuse que l’impératrice y a fait graver :

Perché possa risparmiare i suol occhi !

— Voilà, en effet, qui est bien délicat et qui le faisait s’écrier avec emphase : Affettuosa espressione valutabile più assai dell’ oro ! Oh ! le pauvre homme !

— Ô l’homme malheureux ! » dit Consuelo en soupirant.

Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement un rapprochement terrible entre la situation de Métastase à l’égard de Marianna et la sienne propre à l’égard d’Albert. « Attendre et mourir ! se disait-elle : est-ce donc là le sort de ceux qui aiment passionnément ? Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux qui poursuivent la chimère de la gloire ? »

« Qu’as-tu à rêver ainsi ? lui dit le maestro ; il me semble que tout va bien, et que, malgré tes gaucheries, tu as conquis le Métastase.

— C’est une maigre conquête que celle d’une âme faible, répondit-elle, et je ne crois pas que celui qui a manqué de courage pour faire admettre Marianna au théâtre impérial en retrouve un peu pour moi.

— Le Métastase, en fait d’art, gouverne désormais l’impératrice.

— Le Métastase, en fait d’art, ne conseillera jamais à l’impératrice que ce qu’elle paraîtra désirer, et on a beau parler des favoris et des conseillers de Sa Majesté… J’ai vu les traits de Marie-Thérèse, et je vous le dis, mon maître, Marie-Thérèse est trop politique pour avoir des amants, trop absolue pour avoir des amis.

— Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l’impératrice elle-même, il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu’elle te parle, qu’elle cause avec toi. On dit qu’elle n’aime que les personnes vertueuses. Si elle a ce regard d’aigle qu’on lui prête, elle te jugera et te préférera. Je vais tout mettre en œuvre pour qu’elle te voie en tête-à-tête. »

XC.

Un matin, Joseph, étant occupé à frotter l’antichambre du Porpora, oublia que la cloison était mince et le sommeil du maestro léger ; il se laissa aller machinalement à fredonner une phrase musicale qui lui venait à l’esprit, et qu’accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse sur le plancher. Le Porpora, mécontent d’être éveillé avant l’heure, s’agite dans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belle et fraîche qui chante avec justesse et légèreté une phrase fort gracieuse et fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le trou de la serrure, moitié charmé de ce qu’il entend, moitié courroucé contre l’artiste qui vient sans façon composer chez lui avant son lever. Mais quelle surprise ! c’est Beppo qui chante et qui rêve, et qui poursuit son idée tout en vaquant d’un air préoccupé aux soins du ménage.

« Qu’est-ce que tu chantes là ? dit le maestro d’une voix tonnante en ouvrant la porte brusquement. »

Joseph, étourdi comme un homme éveillé en sursaut, faillit jeter balai et plumeau, et quitter la maison à toutes jambes ; mais s’il n’avait plus, depuis longtemps, l’espoir de devenir l’élève du Porpora, il s’estimait encore bien heureux d’entendre Consuelo travailler avec le maître et de recevoir les leçons de cette généreuse amie en cachette, quand le maître était absent. Pour rien au monde il n’eût donc voulu être chassé, et il se hâta de mentir pour éloigner les soupçons.

« Ce que je chante, dit-il tout décontenancé ; hélas ! maître, je l’ignore.

— Chante-t-on ce qu’on ignore ? Tu mens !

— Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m’avez tant effrayé que je l’ai déjà oublié. Je sais bien que j’ai fait une grande faute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais bien loin d’ici, tout seul ; je me disais : À présent tu peux chanter ; personne n’est là pour te dire : Tais-toi, ignorant, tu chantes faux. Tais-toi, brute, tu n’as pas pu apprendre la musique.

— Qui t’a dit que tu chantais faux ?

— Tout le monde.

— Et moi, je te dis, s’écria le maestro d’un ton sévère, que tu ne chantes pas faux. Et qui a essayé de t’enseigner la musique ?