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CONSUELO.

encore donner quelques leçons en ville pour ne pas perdre sa mince clientèle, il se promit de mettre à profit, sans tarder, cette excellente démonstration.

« À la bonne heure, monsieur le professeur ! dit-il au Porpora en continuant à jouer la niaiserie à la fin de la leçon ; j’aime mieux cette musique-là que l’autre, et je crois que je pourrais l’apprendre ; mais quant à celle de ce matin, j’aimerais mieux retourner à la maîtrise que d’essayer d’y mordre.

— Et c’est pourtant la même qu’on t’enseignait à la maîtrise. Est-ce qu’il y a deux musiques, benêt ! Il n’y a qu’une musique, comme il n’y a qu’un Dieu.

— Oh ! je vous demande bien pardon, Monsieur ! Il y a la musique du maître Reuter, qui m’ennuie, et la vôtre, qui ne m’ennuie pas.

— C’est bien de l’honneur pour moi, seigneur Beppo, » dit en riant le Porpora, à qui le compliment ne déplut point.

À partir de ce jour, Haydn reçut les leçons du Porpora, et bientôt ils arrivèrent aux études du chant italien et aux idées mères de la composition lyrique ; c’était ce que le noble jeune homme avait souhaité avec tant d’ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progrès, que le maître était à la fois charmé, surpris, et parfois effrayé. Lorsque Consuelo voyait ses anciennes méfiances prêtes à renaître, elle dictait à son jeune ami la conduite qu’il fallait tenir pour les dissiper. Un peu de résistance, une préoccupation feinte étaient parfois nécessaires pour que le génie et la passion de l’enseignement se réveillassent chez le Porpora, ainsi qu’il arrive toujours à l’exercice des hautes facultés, qu’un peu d’obstacle et de lutte rendent plus énergique et plus puissant. Il arriva souvent à Joseph d’être forcé de jouer la langueur et le dépit pour obtenir, en feignant de s’y traîner à regret, ces précieuses leçons, qu’il tremblait de voir négliger. Le plaisir de contrarier et le besoin de dompter émoustillaient alors l’âme taquine et guerroyante du vieux professeur ; et jamais Beppo ne reçut de meilleures notions que celles dont la déduction fut arrachée, claire, éloquente et chaude, à l’emportement et à l’ironie du maître.

Pendant que l’intérieur du Porpora était le théâtre de ces événements si frivoles en apparence, et dont les résultats pourtant jouèrent un si grand rôle dans l’histoire de l’art, puisque le génie d’un des plus féconds et des plus célèbres compositeurs du siècle dernier y reçut son développement et sa sanction, des événements d’une influence plus immédiate sur le roman de la vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pour discuter ses propres intérêts, plus habile à les faire prévaloir, gagnait chaque jour du terrain, et déjà, parfaitement remise de ses couches, négociait les conditions de son engagement au théâtre de la cour. Virtuose robuste et médiocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consuelo à monsieur le directeur et à sa femme. On sentait bien que la savante Porporina jugerait de haut, ne fût-ce que dans le secret de ses pensées, les opéras de maître Holzbaüer et le talent de madame son épouse. On savait bien que les grands artistes, mal secondés et réduits à rendre de pauvres idées, ne conservent pas toujours, accablés qu’ils sont de cette violence faite à leur goût et à leur conscience, cet entrain routinier, cette verve confiante que les médiocrités portent cavalièrement dans la représentation des plus mauvais ouvrages, et à travers la douloureuse cacophonie des œuvres mal étudiées et mal comprises par leurs camarades.

Lors même que, grâce à des miracles de volonté et de puissance, ils parviennent à triompher de leur rôle et de leur entourage, cet entourage envieux ne leur en sait point gré ; le compositeur devine leur souffrance intérieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice se refroidir tout à coup et compromettre son succès ; le public lui-même, étonné et troublé sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueuse d’un génie asservi à une idée vulgaire, se débattant dans les liens étroits dont il s’est laissé charger, et c’est presque en soupirant qu’il applaudit à ses vaillants efforts. M. Hozbaüer se rendait fort bien compte, quant à lui, du peu de goût que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu le malheur de le lui montrer, un jour que, déguisée en garçon et croyant avoir affaire à une de ces figures qu’on aborde en voyage pour la première et la dernière fois de sa vie, elle avait parlé franchement, sans se douter que bientôt sa destinée d’artiste allait être pour quelque temps à la merci de l’inconnu, ami du chanoine. Holzbaüer ne l’avait point oublié, et, piqué jusqu’au fond de l’âme, sous un air calme, discret et courtois, il s’était juré de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porpora et son élève, et ce qu’il appelait leur coterie, pussent l’accuser d’une vengeance mesquine et d’une lâche susceptibilité, il n’avait raconté qu’à sa femme sa rencontre avec Consuelo et l’aventure du déjeuner au presbytère. Cette rencontre paraissait donc n’avoir nullement frappé monsieur le directeur ; il semblait avoir oublié les traits du petit Bertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulant et la Porporina fussent un seul et même personnage. Consuelo se perdait en commentaires sur la conduite de Holzbaüer à son égard.

« J’étais donc bien parfaitement déguisée en voyage, disait-elle en confidence à Beppo, et l’arrangement de mes cheveux changeait donc bien ma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait là-bas avec des yeux si clairs et si perçants, ne me reconnaisse pas du tout ici ?

— Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la première fois qu’il vous a revue chez l’ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-être que s’il n’eût pas reçu votre billet, il ne vous eût jamais reconnue.

— Bien ! mais le comte Hoditz a une manière vague et nonchalamment superbe de regarder les gens, qui fait qu’il ne voit réellement point. Je suis sûre qu’il n’eût point pressenti mon sexe, à Passaw, si le baron de Trenk ne l’en eût avisé ; au lieu que le Holzbaüer, dès qu’il m’a revue ici, et chaque fois qu’il me rencontre, me regarde avec ces mêmes yeux attentifs et curieux que je lui ai trouvés au presbytère. Pour quel motif me garde-t-il généreusement le secret sur une folle aventure qui pourrait avoir pour ma réputation des suites fâcheuses s’il voulait l’interpréter à mal, et qui pourrait même me brouiller avec mon maître, puisqu’il croit que je suis venue à Vienne sans détresse, sans encombre et sans incidents romanesques, tandis que ce même Holzbaüer dénigre sous ma main ma voix et ma méthode, et me dessert le plus possible pour n’être point forcé à m’engager ! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortes armes contre moi, il n’en fait point usage ! Je m’y perds ! »

Le mot de cette énigme fut bientôt révélé à Consuelo ; mais avant de lire ce qui lui arriva, il faut qu’on se rappelle qu’une nombreuse et puissante coterie travaillait contre elle ; que la Corilla était belle et galante ; que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent ; qu’il aimait à se mêler au tripotage de coulisses, et que Marie-Thérèse, pour se délasser de ses graves travaux, s’amusait à le faire babiller sur ces matières, raillant intérieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour son compte un certain plaisir à ces commérages, qui lui montraient en petit, mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue à celui que présentaient à cette époque les trois plus importantes cours de l’Europe, gouvernées par des intrigues de femmes : la sienne, celle de la czarine et celle de madame de Pompadour.

XCI.

On sait que Marie-Thérèse donnait audience une fois par semaine à quiconque voulait lui parler ; coutume paternellement hypocrite que son fils Joseph ii observa toujours religieusement, et qui est encore en vigueur à la cour d’Autriche. En outre, Marie-Thérèse accordait