Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/258

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
254
CONSUELO.

Sans doute c’était une grande souffrance pour ce dernier d’avoir à lui enseigner la musique de son rival, du plus ingrat de ses élèves, de l’ennemi qu’il haïssait désormais le plus ; mais, outre qu’il fallait en passer par là pour arriver à faire ouvrir la porte à ses propres compositions, le Porpora était un professeur trop consciencieux, une âme d’artiste trop probre pour ne pas mettre tous ses soins, tout son zèle à cette étude. Consuelo le secondait si généreusement qu’il en était à la fois ravi et désolé. En dépit d’elle-même, la pauvre enfant trouvait Hasse magnifique, et son âme sentait bien plus de développement dans ces chants si tendres et si passionnés du Sassone que dans la grandeur un peu nue et un peu froide parfois de son propre maître. Habituée, en étudiant les autres grands maîtres avec lui, à s’abandonner à son propre enthousiasme, elle était forcée de se contenir, cette fois, en voyant la tristesse de son front et l’abattement de sa rêverie après la leçon. Lorsqu’elle entra en scène pour répéter avec Caffariello et la Corilla, quoiqu’elle sût fort bien sa partie, elle se sentit si émue qu’elle eut peine à ouvrir la scène d’Ismène avec Bérénice, qui commence par ces mots :

« No ; tutto, o Bernice,
« tu non apri il tuo cor
, etc.[1]. »

À quoi Corilla répondit par ceux-ci :

« ... E ti par poco,
« Quel che sai de’ miei casi
[2] ? »

En cet endroit, la Corilla fut interrompue par un grand éclat de rire de Caffariello ; et, se tournant vers lui avec des yeux étincelants de colère :

« Que trouvez-vous donc là de si plaisant ? lui demanda-t-elle.

— Tu l’as très bien dit, ma grosse Bérénice, répondit Caffariello en riant plus fort ; on ne pouvait pas le dire plus sincèrement.

— Ce sont les paroles qui vous amusent ? dit Holzbaüer, qui n’eût pas été fâché de redire à Métastase les plaisanteries du sopraniste sur ses vers.

— Les paroles sont belles, répondit sèchement Caffariello, qui connaissait bien le terrain ; mais leur application en cette circonstance est si parfaite, que je ne puis m’empêcher d’en rire. »

Et il se tint les côtes, en redisant au Porpora :

« E ti par poco,
Quel che sai di tanti casi
 ? »

La Corilla, voyant quelle critique sanglante renfermait cette allusion à ses mœurs, et tremblante de colère, de haine et de crainte, faillit s’élancer sur Consuelo pour la défigurer ; mais la contenance de cette dernière était si douce et si calme, qu’elle ne l’osa pas. D’ailleurs, le faible jour qui pénétrait sur le théâtre venant à tomber sur le visage de sa rivale, elle s’arrêta frappée de vagues réminiscences et de terreurs étranges. Elle ne l’avait jamais vue au jour, ni de près, à Venise. Au milieu des douleurs de l’enfantement, elle avait vu confusément le petit Zingaro Bertoni s’empresser autour d’elle, et elle n’avait rien compris à son dévouement. En ce moment, elle chercha à rassembler ses souvenirs, et, n’y réussissant pas, elle resta sous le coup d’une inquiétude et d’un malaise qui la troublèrent durant toute la répétition. La manière dont la Porporina chanta sa partie ne contribua pas peu à augmenter sa méchante humeur, et la présence du Porpora, son ancien maître, qui, comme un juge sévère, l’écoutait en silence et d’un air presque méprisant, lui devint peu à peu un supplice véritable. M. Holzbaüer ne fut pas moins mortifié lorsque le maestro déclara qu’il donnait les mouvements tout de travers ; et il fallut bien l’en croire, car il avait assisté aux répétitions que Hasse lui-même avait dirigées à Dresde, lors de la première mise en scène de l’opéra. Le besoin qu’on avait d’un bon conseil fit céder la mauvaise volonté et imposa silence au dépit. Il conduisit toute la répétition, apprit à chacun son devoir, et reprit même Caffariello, qui affecta d’écouter ses avis avec respect pour leur donner plus de poids vis-à-vis des autres. Caffariello n’était occupé qu’à blesser la rivale impertinente de madame Tesi, et rien ne lui coûtait ce jour-là pour s’en donner le plaisir, pas même un acte de soumission et de modestie. C’est ainsi que, chez les artistes comme chez les diplomates, au théâtre comme dans le cabinet des souverains, les plus belles et les plus laides choses ont leurs causes cachées infiniment petites et frivoles.

En rentrant après la répétition, Consuelo trouva Joseph tout rempli d’une joie mystérieuse ; et quand ils purent se parler, elle apprit de lui que le bon chanoine était arrivé à Vienne ; que son premier soin avait été de faire demander son cher Beppo, et de lui donner un excellent déjeuner, tout en lui faisant mille tendres questions sur son cher Bertoni. Ils s’étaient déjà entendus sur les moyens de nouer connaissance avec le Porpora, afin qu’on pût se voir en famille, honnêtement et sans cachotteries. Dès le lendemain, le chanoine se fit présenter comme un protecteur de Joseph Haydn, grand admirateur du maestro, et sous le prétexte de venir le remercier des leçons qu’il voulait bien donner à son jeune ami. Consuelo eut l’air de le saluer pour la première fois, et, le soir, le maestro et ses deux élèves dînèrent amicalement chez le chanoine. À moins d’afficher un stoïcisme dont les musiciens de ce temps-là, même les plus grands, ne se piquaient guère, il eût été difficile au Porpora de ne pas se prendre subitement d’affection pour ce brave chanoine qui avait une si bonne table et qui appréciait si bien ses ouvrages. On fit de la musique après dîner, et l’on se vit ensuite presque tous les jours.

Ce fut encore là un adoucissement à l’inquiétude que le silence d’Albert commençait à donner à Consuelo. Le chanoine était d’un esprit enjoué, chaste en même temps que libre, exquis à beaucoup d’égards, juste et éclairé sur beaucoup d’autres points. En somme, c’était un ami excellent et un homme parfaitement aimable. Sa société animait et fortifiait le maestro ; l’humeur de celui-ci en devenait plus douce, et, partant, l’intérieur de Consuelo plus agréable.

Un jour qu’il n’y avait pas de répétition (on était à l’avant-veille de la représentation d’Antigono), le Porpora étant allé à la campagne avec un confrère, le chanoine proposa à ses jeunes amis d’aller faire une descente au prieuré pour surprendre ceux de ses gens qu’il y avait laissés, et voir par lui-même, en tombant sur eux comme une bombe, si la jardinière soignait bien Angèle, et si le jardinier ne négligeait pas le volkameria. La partie fut acceptée. La voiture du chanoine fut bourrée de pâtés et de bouteilles (car on ne pouvait pas faire un voyage de quatre lieues sans avoir quelque appétit), et l’on arriva au bénéfice après avoir fait un petit détour et laissé la voiture à quelque distance pour mieux ménager la surprise.

Le volkameria se portait à merveille ; il avait chaud, et ses racines étaient fraîches. Sa floraison s’était épuisée au retour de la froidure, mais ses jolies feuilles tombaient sans langueur sur son tronc dégagé. La serre était bien tenue, et les chrysanthèmes bleus bravaient l’hiver et semblaient rire derrière le vitrage. Angèle, suspendue au sein de la nourrice, commençait à rire aussi, quand on l’excitait par des minauderies ; et le chanoine décréta fort sagement qu’il ne fallait pas abuser de cette bonne disposition, parce que le rire forcé, provoqué trop souvent chez ces petites créatures, développait en elles le tempérament nerveux mal à propos.

On en était là, on causait librement dans la maisonnette du jardinier ; le chanoine, enveloppé dans sa douillette fourrée, se chauffait les tibias devant un grand feu de racines sèches et de pommes de pin ; Joseph jouait avec les beaux enfants de la belle jardinière, et Consuelo, assise au milieu de la chambre, tenait Angèle dans ses bras et la contemplait avec un mélange de ten-

  1. Non, Bérénice, tu n’ouvres pas ici franchement ton cœur.
  2. Ce que tu sais de mes aventures te paraît-il donc peu de chose ?