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CONSUELO.

rent, selon l’usage, avec leurs archets sur le ventre de leurs violons. La musique de Predieri était charmante, et le Porpora la dirigeait avec plus d’enthousiasme qu’il n’avait pu le faire pour celle de Hasse. Le rôle de Tiridate était un des triomphes de Caffariello, et il n’avait garde de trouver mauvais qu’en l’équipant en farouche guerrier parthe, on le fit roucouler en Céladon, et parler en Clitandre. Consuelo, si elle sentait son rôle faux et guindé dans la bouche d’une héroïne de l’antiquité, trouvait au moins là un caractère de femme agréablement indiqué. Il offrait même une sorte de rapprochement avec la situation d’esprit où elle s’était trouvée entre Albert et Anzoleto ; et oubliant tout à fait la couleur locale, comme nous disons aujourd’hui, pour ne se représenter que les sentiments humains, elle s’aperçut qu’elle était sublime dans cet air dont le sens avait été si souvent dans son cœur :

Voi leggete in ogni core ;
Voi sapete, o giusti Dei,
Se son puri i voti miei,
Se innocente è la pietà
.

Elle eut donc en cet instant la conscience d’une émotion vraie et d’un triomphe mérité. Elle n’eut pas besoin que le regard de Caffariello, qui n’était pas gêné ce jour-là par la présence de la Tesi, et qui admirait de bonne foi, lui confirmât ce qu’elle sentait déjà, la certitude d’un effet irrésistible à produire sur tous les publics du monde et dans toutes les conditions possibles, avec ce morceau capital. Elle se trouvait ainsi toute réconciliée avec sa partie, avec l’opéra, avec ses camarades, avec elle-même, avec le théâtre, en un mot ; et malgré toutes les imprécations qu’elle venait de faire contre son état, une heure auparavant, elle ne put se défendre d’un de ces tressaillements intérieurs, si profonds, si soudains et si puissants, qu’il est impossible à quiconque n’est pas artiste en quelque chose, de comprendre quels siècles de labeur, de déceptions et de souffrances ils peuvent racheter en un instant.

XCV.

En qualité d’élève, encore à demi serviteur du Porpora, Haydn, avide d’entendre de la musique, et d’étudier, même sous un point de vue matériel, la contexture des opéras, obtenait la permission de se glisser dans les coulisses lorsque Consuelo chantait. Depuis deux jours, il remarquait que le Porpora, d’abord assez mal disposé à l’admettre ainsi dans l’intérieur de théâtre, l’y autorisait d’un air de bonne humeur, avant même qu’il osât le lui demander. C’est qu’il s’était passé quelque chose de nouveau dans l’esprit du professeur. Marie-Thérèse, parlant musique avec l’ambassadeur de Venise, était revenue à son idée fixe de matrimoniomanie, comme disait Consuelo. Elle lui avait dit qu’elle verrait avec plaisir cette grande cantatrice se fixer à Vienne en épousant le jeune musicien, élève de son maître ; elle avait pris des informations sur Haydn auprès de l’ambassadeur lui-même, et ce dernier lui en ayant dit beaucoup de bien, l’ayant assurée qu’il annonçait de grandes facultés musicales, et surtout qu’il était très-bon catholique, Sa Majesté l’avait engagé à arranger ce mariage, promettant de faire un sort convenable aux jeunes époux. L’idée avait souri à M. Corner, qui aimait tendrement Joseph, et qui déjà lui faisait une pension de soixante-douze francs par mois pour l’aider à continuer librement ses études. Il en avait parlé chaudement au Porpora, et celui-ci, craignant que sa Consuelo ne persistât dans l’idée de se retirer du théâtre pour épouser un gentilhomme, après avoir beaucoup hésité, beaucoup résisté (il eût préféré à tout que son élève vécût sans hymen et sans amour), s’était enfin laissé persuader. Pour frapper un grand coup, l’ambassadeur s’était déterminé à lui faire voir des compositions de Haydn, et à lui avouer que la sérénade en trio dont il s’était montré si satisfait était de la façon de Beppo. Le Porpora avait confessé qu’il y avait là le germe d’un grand talent ; qu’il pourrait lui imprimer une bonne direction et l’aider par ses conseils à écrire pour la voix ; enfin que le sort d’une cantatrice mariée à un compositeur pouvait être fort avantageux. La grande jeunesse du couple et ses minces ressources lui imposaient la nécessité de s’adonner au travail sans autre espoir d’ambition, et Consuelo se trouverait ainsi enchaînée au théâtre. Le maestro se rendit. Il n’avait pas reçu plus que Consuelo de réponse de Riesenburg. Ce silence lui faisait craindre quelque résistance à ses vues, quelque coup de tête du jeune comte : « Si je pouvais sinon marier, du moins fiancer Consuelo à un autre, pensa-t-il, je n’aurais plus rien à craindre de ce côté-là. »

Le difficile était d’amener Consuelo à cette résolution. L’y exhorter eût été lui inspirer la pensée de résister. Avec sa finesse napolitaine, il se dit que la force des choses devait amener un changement insensible dans l’esprit de cette jeune fille. Elle avait de l’amitié pour Beppo et Beppo, quoiqu’il eût vaincu l’amour dans son cœur, montrait tant de zèle, d’admiration et de dévouement pour elle, que le Porpora put bien s’imaginer qu’il en était violemment épris. Il pensa qu’en ne le gênant point dans ses rapports avec elle, il lui laisserait les moyens de faire agréer ses vœux ; qu’en l’éclairant en temps et lieu sur les desseins de l’impératrice et sur sa propre adhésion, il lui donnerait le courage de l’éloquence et le feu de la persuasion. Enfin il cessa tout à coup de le brutaliser et de le rabaisser, et laissa un libre cours à leurs épanchements fraternels, se flattant que les choses iraient plus vite ainsi que s’il s’en mêlait ostensiblement.

Le Porpora, en ne doutant pas assez de son succès, commettait une grande faute. Il livrait la réputation de Consuelo à la médisance ; car il ne fallait que voir Joseph deux fois de suite dans les coulisses auprès d’elle pour que toute la gent dramatique proclamât ses amours avec ce jeune homme, et la pauvre Consuelo, confiante et imprévoyante comme toutes les âmes droites et chastes, ne songeait nullement à prévoir le danger et à s’en garantir. Aussi, dès le jour de cette répétition de Zénobie, les yeux prirent l’éveil et les langues la volée. Dans chaque coulisse, derrière chaque décor, il y eut entre les acteurs, entre les choristes, entre les employés de toutes sortes qui circulaient, une remarque maligne ou enjouée, accusatrice ou bienveillante, sur le scandale de cette intrigue naissante ou sur la candeur de ces heureuses accordailles.

Consuelo, toute à son rôle, toute à son émotion d’artiste, ne voyait, n’entendait et ne pressentait rien. Joseph, tout rêveur, tout absorbé par l’opéra qu’on chantait et par celui qu’il méditait dans son âme musicale, entendait bien quelques mots à la dérobée, et ne les comprenait pas, tant il était loin de se flatter d’une vaine espérance. Quand il surprenait en passant quelque parole équivoque, quelque observation piquante, il levait la tête, regardait autour de lui, cherchait l’objet de ces satires, et, ne le trouvant pas, profondément indifférent aux propos de ce genre, il retombait dans ses contemplations.

Entre chaque acte de l’opéra, on donnait souvent un intermède bouffe, et ce jour-là on répéta l’Impressario delle Canarie, assemblage de petites scènes très-gaies et très-comiques de Métastase. La Corilla, en y remplissant le rôle d’une prima donna exigeante, impérieuse et fantasque, était d’une vérité parfaite, et le succès qu’elle avait ordinairement dans cette bluette, la consolait un peu du sacrifice de son grand rôle de Zénobie. Pendant qu’on répétait la dernière partie de l’intermède, en attendant qu’on répétât le troisième acte, Consuelo, un peu oppressée par l’émotion de son rôle, alla derrière la toile de fond, entre l’horrible vallée hérissée de montagnes et de précipices, qui formait le premier décor, et ce bon fleuve Araxe, bordé d’aménissimes montagnes, qui devait apparaître à la troisième scène pour reposer agréablement les yeux du spectateur sensible. Elle marchait un peu vite, allant et revenant sur ses pas, lorsque Joseph lui apporta son éventail qu’elle avait laissé sur la niche du souffleur, et dont elle se servit