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CONSUELO.

— Je ne sais combien d’années d’amour peuvent être oubliées en un clin d’œil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se mêlent de décocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle Clorinda ? »

Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se glissaient déjà dans son cœur. Jusque là il n’avait eu ni soupçon ni souci de rien de pareil : il s’était livré en aveugle à la joie de voir triompher son amie ; et c’était autant pour donner à son transport une contenance, que pour goûter un raffinement de vanité, qu’il s’amusait depuis deux heures à railler la victime de cette journée enivrante. Après quelques quolibets échangés avec Barberigo, il feignit de prendre intérêt à la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu de la barque avec les autres promeneurs ; et, s’éloignant peu à peu d’une place qu’il n’avait plus envie de disputer, il se glissa dans l’ombre jusqu’à la proue. Dès le premier essai qu’il fit pour rompre le tête-à-tête du comte avec sa fiancée, il vit bien que Zustiniani goûtait peu cette diversion ; car il lui répondit avec froideur et même avec sécheresse. Enfin, après plusieurs questions oiseuses mal accueillies, il lui fut conseillé d’aller écouter les choses profondes et savantes que le grand Porpora disait sur le contre-point.

« Le grand Porpora n’est pas mon maître, répondit Anzoleto d’un ton badin qui dissimulait sa rage intérieure aussi bien que possible ; il est celui de Consuelo ; et s’il plaisait à votre chère et bien-aimée seigneurie, ajouta-t-il tout bas en se courbant auprès du comte d’un air insinuant et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prît pas d’autres leçons que celles de son vieux professeur…

— Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d’un ton caressant, plein d’une malice profonde, j’ai un mot à vous dire à l’oreille ; » et, se penchant vers lui, il ajouta : « Votre fiancée a dû recevoir de vous des leçons de vertu qui la rendront invulnérable. Mais si j’avais quelque prétention à lui en donner d’autres, j’aurais le droit de l’essayer au moins pendant une soirée. »

Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.

« Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s’expliquer ? dit-il d’une voix étouffée.

— Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d’une voix claire : gondole pour gondole. »

Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son tête-à-tête ave la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s’en était vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu’ils avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l’étonné.

« Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l’école napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela m’intéresse beaucoup.

— Je m’en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se perdre.

— Eh bien ! tu n’y vas pas ? dit l’innocente Consuelo, étonnée de son hésitation. J’y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre servante. » Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d’un bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s’était assise sur ses talons à côté de lui.

Le comte, voyant que ses affaires n’étaient pas fort avancées auprès d’elle, jugea nécessaire de dissimuler.

« Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l’oreille de son protégé un peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n’a pas été aussi loin à beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison entre le plaisir d’entretenir honnêtement votre maîtresse un quart d’heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.

— Seigneur comte, s’écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur mon honneur…

— Où est-il, votre honneur ? reprit le comte, est-il dans votre oreille gauche ? » Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d’une leçon pareille à celle que l’autre venait de recevoir.

« Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto, reprenant sa présence d’esprit, pour ne pas savoir qu’il n’aurait jamais commis une pareille balourdise ?

— Commise ou non, répondit sèchement le comte, c’est la chose du monde la plus indifférente pour moi en ce moment. » Et il alla s’asseoir auprès de Consuelo.

XII.

La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais Zustiniani, où l’on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les sorbets. Du technique de l’art on était passé au style, aux idées, aux formes anciennes et modernes, enfin à l’expression, et de là aux artistes, et à leurs différentes manières de sentir et d’exprimer. Le Porpora parlait avec admiration de son maître Scarlatti, le premier qui eût imprimé un caractère pathétique aux compositions religieuses. Mais il s’arrêtait là, et ne voulait pas que la musique sacrée empiétât sur le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les roulades.

« Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie réprouve ces traits et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succès et la célébrité de son illustre élève Farinelli ?

— Je ne les réprouve qu’à l’église, répondit le maestro. Je les approuve au théâtre ; mais je les veux à leur place, et surtout j’en proscris l’abus. Je les veux d’un goût pur, sobres, ingénieux, élégants, et, dans leurs modulations, appropriés non-seulement au sujet qu’on traite, mais encore au personnage qu’on représente, à la passion qu’on exprime, et à la situation où se trouve le personnage. Les nymphes et les bergères peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le murmure des fontaines ; mais Médée ou Didon ne peuvent que sangloter ou rugir comme la lionne blessée. La coquette peut charger d’ornements capricieux et recherchés ses folles cavatines. La Corilla excelle en ce genre : mais qu’elle veuille exprimer les émotions profondes, les grandes passions, elle reste au-dessous de son rôle ; et c’est en vain qu’elle s’agite, c’est en vain quelle gonfle sa voix et son sein : un trait déplacé, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridicule parodie ce sublime qu’elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu la Faustina Pordoni, aujourd’hui madame Hasse. En de certains rôles appropriés à ses qualités brillantes, elle n’avait point de rivale. Mais que la Cuzzoni vînt, avec son sentiment pur et profond, faire parler la douleur, la prière, ou la tendresse, les larmes qu’elle vous arrachait effaçaient en un instant de vos cœurs le souvenir de toutes les merveilles que la Faustina avait prodiguées à vos sens. C’est qu’il y a le talent de la matière, et le génie de l’âme. Il y a ce qui amuse, et ce qui émeut ; ce qui étonne et ce qui ravit. Je sais fort bien que les tours de force sont en faveur ; mais quant à moi, si je les ai enseignés à mes élèves comme des accessoires utiles, je suis presque à m’en repentir, lorsque je vois la plupart d’entre eux en abuser, et sacrifier le nécessaire au superflu, l’attendrissement durable de l’auditoire aux cris de surprise et aux trépignements d’un plaisir fiévreux et passager. »

Personne ne combattait cette conclusion éternellement vraie dans tous les arts, et qui sera toujours appliquée à leurs diverses manifestations par les âmes élevées. Cependant le comte, qui était curieux de savoir comment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire un peu l’austérité des principes du Porpora ; mais voyant que la modeste fille, au lieu de réfuter ses hérésies, tournait toujours ses yeux vers son vieux maître, comme pour lui demander de répondre victorieusement, il prit le parti de s’attaquer directement à elle-même, et de lui demander si elle entendait chanter sur la scène avec autant de sagesse et de pureté qu’à l’église.

« Je ne crois pas, répondit-elle avec une humilité sincère, que j’y trouve les mêmes inspirations, et je crains d’y valoir beaucoup moins.

— Cette réponse modeste et spirituelle me rassure, dit