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CONSUELO.

la porte qui n’en était qu’à deux pas. Mais la Corilla, qui vit son mouvement, l’arrêta en lui disant :

« Reste là, Porporina ; s’il ne t’y trouvait pas, il serait capable de croire que c’est un homme qui s’enfuit, et il me tuerait. »

Consuelo, effrayée, prit le parti de se montrer ; mais la Corilla qui s’était cramponnée au paravent, entre elle et son amant, l’en empêcha encore. Peut-être espérait-elle qu’en excitant sa jalousie, elle allumerait en lui assez de passion pour qu’il ne prît pas garde à la grâce touchante de sa rivale.

« Si c’est une dame qui est là, dit-il en riant, qu’elle me réponde. Madame, êtes-vous habillée ? peut-on vous présenter ses hommages ?

— Monsieur, répondit Consuelo, sur un signe de la Corilla, veuillez garder vos hommages pour une autre, et me dispenser de les recevoir. Je ne suis pas visible.

— C’est-à-dire que c’est le bon moment pour vous regarder, dit l’amant de la Corilla en faisant mine de pousser le paravent.

— Prenez garde à ce que vous allez faire, dit Corilla avec un rire forcé ; si, au lieu d’une bergère en déshabillé, vous alliez trouver une duègne respectable !

— Diable !… Mais non ! sa voix est trop fraîche pour n’être pas âgée de vingt ans tout au plus ; et si elle n’était pas jolie, tu me l’aurais déjà montrée. »

Le paravent était très élevé, et malgré sa grande taille, l’amant ne pouvait regarder par-dessus, à moins de jeter à bas tous les chiffons de Corilla qui encombraient les chaises ; d’ailleurs depuis qu’il ne pensait plus à s’alarmer de la présence d’un homme, le jeu l’amusait.

« Madame, cria-t-il, si vous êtes vieille et laide, ne dites rien, et je respecte votre asile ; mais parbleu, si vous êtes jeune et belle, ne vous laissez pas calomnier par la Corilla, et dites un mot pour que je force la consigne. »

Consuelo ne répondit rien.

« Ah ! ma foi ! s’écria le curieux après un moment d’attente, je n’en serai pas dupe ! Si vous étiez vieille ou mal faite, vous ne vous rendriez pas justice si tranquillement ; c’est parce que vous êtes un ange que vous vous moquez de mes doutes. Il faut, dans tous les cas, que je vous voie ; car, ou vous êtes un prodige de beauté capable d’inspirer des craintes à la belle Corilla elle-même, ou vous êtes une personne assez spirituelle pour avouer votre laideur, et je serai bien aise de voir, pour la première fois de ma vie, une laide femme sans prétentions. »

Il prit le bras de Corilla avec deux doigts seulement, et le fit plier comme un brin de paille. Elle jeta un grand cri, prétendit qu’il l’avait meurtrie, blessée ; il n’en tint compte, et, ouvrant la feuille du paravent, il montra aux regards de Consuelo l’horrible figure du baron François de Trenck. Un habit de ville des plus riches et des plus galants avait remplacé son sauvage costume de guerre ; mais à sa taille gigantesque et aux larges taches d’un noir rougeâtre qui sillonnaient son visage basané, il était difficile de méconnaître un seul instant l’intrépide et impitoyable chef des pandoures.

Consuelo ne put retenir un cri d’effroi, et retomba sur sa chaise en pâlissant.

« N’ayez pas peur de moi, Madame, dit le baron en mettant un genou en terre, et pardonnez-moi une témérité dont il m’est impossible, en vous regardant, de me repentir comme je le devrais. Mais laissez-moi croire que c’était par pitié pour moi (sachant bien que je ne pourrais vous voir sans vous adorer) que vous refusiez de vous montrer. Ne me donnez pas ce chagrin de penser que je vous fais peur ; je suis assez laid, j’en conviens. Mais si la guerre a fait d’un assez joli garçon une espèce de monstre, soyez sûre qu’elle ne m’a pas rendu plus méchant pour cela.

— Plus méchant ? cela était sans doute impossible ! répondit Consuelo en lui tournant le dos.

— Oui-da, répondit le baron, vous êtes une enfant bien sauvage, et votre nourrice vous aura fait des contes de vampire sur moi, comme les vieilles femmes de ce pays-ci n’y manquent point. Mais les jeunes me rendent plus de justice ; elles savent que si je suis un peu rude dans mes façons avec les ennemis de la patrie, je suis très-facile à apprivoiser quand elles veulent s’en donner la peine. »

Et, se penchant vers le miroir où Consuelo feignait de se regarder, il attacha sur elle ce regard à la fois voluptueux et féroce dont la Corilla avait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu’elle ne pouvait se débarrasser de lui qu’en l’irritant.

« Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n’est pas de la peur que vous m’inspirez, c’est du dégoût et de l’aversion. Vous aimez à tuer, et moi je ne crains pas la mort ; mais je hais les âmes sanguinaires, et je connais la vôtre. J’arrive de Bohême, et j’y ai trouvé la trace de vos pas. »

Le baron changea de visage, et dit en haussant les épaules et en se tournant vers la Corilla :

« Quelle diablesse est-ce là ? La baronne de Lestock, qui m’a tiré un coup de pistolet à bout portant dans une rencontre, n’était pas plus enragée contre moi ! Aurais-je écrasé son amant par mégarde en galopant sur quelque buisson ? Allons, ma belle, calmez-vous ; je voulais plaisanter avec vous. Si vous êtes d’humeur revêche, je vous salue ; aussi bien je mérite cela pour m’être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.

— Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu de vos distractions, et vous prie de vous retirer ; car, dans un instant, le directeur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faire un esclandre…

— Je m’en vais, dit le baron ; je ne veux pas t’affliger et priver le public de la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je t’attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre, après la représentation. C’est entendu ? »

Il l’embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.

Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d’avoir si bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête ; la belle Corilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le même dégoût que lui.

« Comment pouvez-vous être jalouse d’un être aussi repoussant ? lui dit-elle.

— Zingarella, tu ne t’y connais pas, répondit Corilla en souriant. Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueuses que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par des cicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s’il se mettait en tête de te le faire trouver beau.

— Ah ! Corilla, ce n’est pas son visage qui me répugne le plus. Son âme est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son cœur est celui d’un tigre !

— Et voilà ce qui m’a tourné la tête ! répondit lestement la Corilla. Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, belle merveille en vérité ! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts, le conduire en laisse ; faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui dont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabre fait voler la tête d’un bœuf comme celle d’un pavot, c’est un plaisir plus âpre que tous ceux que j’ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela ; je l’aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L’autre était capable de battre sa maîtresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh ! je l’aime davantage !

— Pauvre Corilla ! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d’une profonde pitié.

— Tu me plains de cet amour, et tu as raison ; mais tu aurais encore plus de raison si tu me l’enviais. J’aime mieux que tu m’en plaignes, après tout, que de me le disputer.

— Sois tranquille ! dit Consuelo.

Signora, si va cominciar ! cria l’avertisseur à la porte.