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CONSUELO.

— Sont-ce là les termes dont on s’est servi ? dit Consuelo en rougissant. Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifié ainsi une amitié aussi calme, aussi discrète, aussi fière que la mienne.

— Les termes n’y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlent toujours un beau langage, c’est à nous de le comprendre : tant il y a que le vieux comte ne se souciait nullement d’avoir une bru dans les coulisses ; et que, lorsqu’il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a fait renoncer son fils à l’avilissement d’un tel mariage. Le bon Albert s’est fait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n’en es pas fâchée. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse !

— Maître, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrat aussitôt après.

— Cette lettre, cette lettre ! pourquoi veux-tu la voir ? elle te fera de la peine. Il est de certaines folies du cerveau qu’il faut savoir pardonner aux autres et à soi-même. Oublie tout cela.

— On n’oublie pas par un seul acte de la volonté, reprit Consuelo ; la réflexion nous aide, et les causes nous éclairent. Si je suis repoussée des Rudolstadt avec dédain, je serai bientôt consolée ; si je suis rendue à la liberté avec estime et affection, je serai consolée autrement avec moins d’effort. Montrez-moi la lettre ; que craignez-vous, puisque d’une manière ou de l’autre je vous obéirai ?

— Eh bien ! je vais te la montrer, » dit le malicieux professeur en ouvrant son secrétaire, et en feignant de chercher la lettre.

Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cette lettre, qui n’avait jamais existé, put bien ne pas s’y trouver. Il feignit de s’impatienter ; Consuelo s’impatienta tout de bon. Elle mit elle-même la main à la recherche ; il la laissa faire. Elle renversa tous les tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre fut introuvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa une version polie et décisive. Consuelo ne pouvait pas soupçonner son maître d’une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l’honneur du vieux professeur, qu’il ne s’en tira pas merveilleusement ; mais il en fallait peu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Elle finit par croire que la lettre avait servi à allumer la pipe du Porpora dans un moment de distraction ; et, après être rentrée dans sa chambre pour faire sa prière, et jurer sur le cyprès une éternelle amitié au comte Albert quand même, elle revint tranquillement signer un engagement de deux mois avec le théâtre de Berlin, exécutable à la fin de celui où l’on venait d’entrer. C’était le temps plus que nécessaire pour les préparatifs du départ et pour le voyage. Quand Porpora vit l’encre fraîche sur le papier, il embrassa son elève, et la salua solennellement du titre d’artiste.

« Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s’il était en mon pouvoir de te faire prononcer des vœux, je te dicterais celui de renoncer pour toujours à l’amour et au mariage ; car te voilà prêtresse du dieu de l’harmonie ; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre à Apollon devrait faire le serment des vestales.

— Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, répondit Consuelo, quoiqu’il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facile à promettre et à tenir. Mais je puis changer d’avis, et j’aurais à me repentir alors d’un engagement que je ne saurais pas rompre.

— Tu es donc esclave de ta parole, toi ? Oui, il me semble que tu diffères en cela du reste de l’espèce humaine, et que si tu avais fait dans ta vie une promesse solennelle, tu l’aurais tenue.

— Maître, je crois avoir déjà fait mes preuves, car depuis que j’existe, j’ai toujours été sous l’empire de quelque vœu. Ma mère m’avait donné le précepte et l’exemple de cette sorte de religion qu’elle poussait jusqu’au fanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire, aux approches des grandes villes : Consuelita, si je fais ici de bonnes affaires, je te prends à témoin que je fais vœu d’aller pieds nus prier pendant deux heures à la chapelle le plus en réputation de sainteté dans le pays. Et quand elle avait fait ce qu’elle appelait de bonnes affaires, la pauvre âme ! c’est-à-dire quand elle avait gagné quelques écus avec ses chansons, nous ne manquions jamais d’accomplir notre pèlerinage, quelque temps qu’il fît, et à quelque dislance que fût la chapelle en vogue. Ce n’était pas de la dévotion bien éclairée ni bien sublime ; mais enfin, je regardais ces vœux comme sacrés ; et quand ma mère, à son lit de mort, me fit jurer de n’appartenir jamais à Anzoleto qu’en légitime mariage, elle savait bien qu’elle pouvait mourir tranquille sur la foi de mon serment. Plus tard, j’avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de ne point songer à un autre qu’à lui, et d’employer toutes les forces de mon cœur à l’aimer comme il le voulait. Je n’ai pas manqué à ma parole, et s’il ne m’en dégageait lui-même aujourd’hui, j’aurais bien pu lui rester fidèle toute ma vie.

— Laisse là ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer ; et puisqu’il faut que tu sois sous l’empire de quelque vœu, dis-moi par lequel tu vas t’engager envers moi.

— Oh ! maître, fie-toi à ma raison, à mes bonnes mœurs et à mon dévouement pour toi ! ne me demande pas de serments ; car c’est un joug effrayant qu’on s’impose. La peur d’y manquer ôte le plaisir qu’on a à bien penser et à bien agir.

— Je ne me paie pas de ces défaites-là, moi ! reprit le Porpora d’un air moitié sévère, moitié enjoué : je vois que tu as fait des serments à tout le monde, excepté à moi. Passe pour celui que ta mère avait exigé. Il t’a porté bonheur, ma pauvre enfant ! sans lui, tu serais peut-être tombée dans les pièges de cet infâme Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire, sans amour et par pure bonté d’âme, des promesses si graves à ce Rudolstadt qui n’était pour toi qu’un étranger, je trouverais bien méchant que dans un jour comme celui-ci, jour heureux et mémorable où tu es rendue à la liberté et fiancée au dieu de l’art, tu n’eusses pas le plus petit vœu à faire pour ton vieux professeur, pour ton meilleur ami.

— Oh oui, mon meilleur ami, mon bienfaiteur, mon appui et mon père ! s’écria Consuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui était si avare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement il lui avait montré à cœur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire, sans terreur et sans hésitation, le vœu de me dévouer à votre bonheur et à votre gloire, tant que j’aurai un souffle de vie.

— Mon bonheur, c’est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora en la pressant sur son cœur. Je n’en conçois pas d’autre. Je ne suis pas de ces vieux bourgeois allemands qui ne rêvent d’autre félicité que d’avoir leur petite fille auprès d’eux pour charger leur pipe ou pétrir leur gâteau. Je n’ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci ; et quand je n’aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas à ce que tu me consacres tes jours comme tu le fais déjà avec trop de zèle maintenant. Non, ce n’est pas là le dévouement que je te demande, tu le sais bien ; celui que j’exige, c’est que tu sois franchement artiste, une grande artiste ! Me promets-tu de l’être ? de combattre cette langueur, cette irrésolution, cette sorte de dégoût que tu avais ici dans les commencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs qui recherchent les femmes de théâtre, ceux-ci parce qu’ils se flattent d’en faire de bonnes ménagères, et qui les plantent là dès qu’ils voient en elles une vocation contraire ; ceux-là parce qu’ils sont ruinés et que le plaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurs lucratives moitiés les font passer par-dessus le déshonneur attaché dans leur caste à ces sortes d’alliances ? Voyons ! me promets-tu encore de ne point te laisser tourner la tête par quelque petit ténor à voix grasse et à cheveux bouclés, comme ce drôle d’Anzoleto qui n’aura jamais de mérite que dans ses mollets, et de succès que par son impudence ?