Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
CONSUELO.

danger imminent : place-toi, musicien, c’est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de cet abandon et de ces épouvantes ; rends tes angoisses, et l’auditoire, intelligent ou non, les partagera. Il s’imaginera voir la mer, entendre les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des passagers. Que dirais-tu d’un poète, qui, pour peindre une bataille, te dirait en vers que le canon faisait boum, boum, et le tambour plan, plan ? Ce serait pourtant de l’harmonie imitative plus exacte que de grandes images ; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même, cet art de description par excellence, n’est pas un art d’imitation servile. L’artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel noir de l’orage, la carcasse brisée du navire. S’il n’a le sentiment pour rendre la terreur et la poésie de l’ensemble, son tableau sera sans couleur, fut-il aussi éclatant qu’une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme, émeus-toi à l’idée d’un grand désastre, c’est ainsi que tu le rendras émouvant pour les autres. »

Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que la voiture, attelée dans la cour de l’ambassade, recevait les paquets de voyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source, pour ainsi dire : mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré, vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant se résoudre à la voir monter en voiture, il s’enfuit et alla cacher ses sanglots au fond de l’arrière-boutique de Keller. Métastase le prit en amitié, le perfectionna dans l’italien, et le dédommagea un peu par de bons conseils et de généreux services de l’absence du Porpora ; mais Joseph fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s’habituer à celle de Consuelo.

Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimable ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressions à mesure qu’elle s’enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau soleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute domination étrangère à son art, il lui semblait qu’elle s’y devait tout entière. Le Porpora, rendu à l’espérance et à l’enjouement de sa jeunesse, l’exaltait par d’éloquentes déclamations ; et la noble fille, sans cesser d’aimer Albert et Joseph comme deux frères qu’elle devait retrouver dans le sein de Dieu, se sentait légère, comme l’alouette qui monte en chantant dans le ciel, au matin d’un beau jour.

C.

Dès le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique qui l’accompagnait, et qui, placé sur le siège de la voiture, payait les guides et gourmandait la lenteur des postillons, ce même heiduque qui avait annoncé le comte Hoditz, le jour où il était venu lui proposer la partie de plaisir de Roswald. Ce grand et fort garçon, qui la regardait toujours comme à la dérobée, et qui semblait partagé entre le désir et la crainte de lui parler, finit par fixer son attention ; et, un matin qu’elle déjeunait dans une auberge isolée, au pied des montagnes, le Porpora ayant été faire un tour de promenade à la chasse de quelque motif musical, en attendant que les chevaux eussent rafraîchi, elle se tourna vers ce valet, au moment où il lui présentait son café, et le regarda en face d’un air un peu sévère et irrité. Mais il fit alors une si piteuse mine, qu’elle ne put retenir un grand éclat de rire. Le soleil d’avril brillait sur la neige qui couronnait encore les monts ; et notre jeune voyageuse se sentait en belle humeur.

« Hélas ! lui dit enfin le mystérieux heiduque, votre seigneurie ne daigne donc pas me reconnaître ? Moi, je l’aurais toujours reconnue, fut-elle déguisée en Turc ou en caporal prussien ; et pourtant je ne l’avais vue qu’un instant, mais quel instant dans ma vie ! »

En parlant ainsi, il posa sur la table le plateau qu’il apportait ; et, s’approchant de Consuelo, il fit gravement un grand signe de croix, mit un genou en terre, et baisa le plancher devant elle.

« Ah ! s’écria Consuelo, Karl le déserteur, n’est-ce pas ?

— Oui, signora, répondit Karl en baisant la main qu’elle lui tendait ; du moins on m’a dit qu’il fallait vous appeler ainsi, quoique je n’aie jamais bien compris si vous étiez un monsieur ou une dame.

— En vérité ? Et d’où vient ton incertitude ?

— C’est que je vous ai vue garçon, et que depuis, quoique je vous aie bien reconnue, vous étiez devenue aussi semblable à une jeune fille que vous étiez auparavant semblable à un petit garçon. Mais cela ne fait rien : soyez ce que vous voudrez, vous m’avez rendu des services que je n’oublierai jamais ; et vous pourriez me commander de me jeter du sommet de ce pic qui est là-haut, si cela vous faisait plaisir, je ne vous le refuserais pas.

— Je ne te demande rien, mon brave Karl, que d’être heureux et de jouir de ta liberté ; car te voilà libre, et je pense que tu aimes la vie maintenant ?

— Libre, oui ! dit Karl en secouant la tête ; mais heureux… J’ai perdu ma pauvre femme ! »

Les yeux de Consuelo se remplirent de larmes, par un mouvement sympathique, en voyant les joues carrées du pauvre Karl se couvrir d’un ruisseau de pleurs.

« Ah ! dit-il en secouant sa moustache rousse, d’où les larmes dégouttaient comme la pluie d’un buisson, elle avait trop souffert, la pauvre âme ! Le chagrin de me voir enlever une seconde fois par les Prussiens, un long voyage à pied, lorsqu’elle était déjà bien malade ; ensuite la joie de me revoir, tout cela lui a causé une révolution ; et elle est morte huit jours après être arrivée à Vienne, où je la cherchais, et où, grâce à un billet de vous, elle m’avait retrouvé, avec l’aide du comte Hoditz. Ce généreux seigneur lui avait envoyé son médecin et des secours ; mais rien n’y a fait : elle était fatiguée de vivre, voyez-vous, et elle a été se reposer dans le ciel du bon Dieu.

— Et ta fille ? dit Consuelo, qui songeait à le ramener à une idée consolante.

— Ma fille ? dit-il d’un air sombre et un peu égaré, le roi de Prusse me l’a tuée aussi.

— Comment tuée ? que dis-tu ?

— N’est-ce pas le roi de Prusse qui a tué la mère en lui causant tout ce mal ? Eh bien, l’enfant a suivi la mère. Depuis le soir où, m’ayant vu frapper au sang, garrotter et emporter par les recruteurs, toutes deux étaient restées, couchées et comme mortes, en travers du chemin, la petite avait toujours tremblé d’une grosse fièvre ; la fatigue et la misère de la route les ont achevées. Quand vous les avez rencontrées sur un pont, à l’entrée de je ne sais plus quel village d’Autriche, il y avait deux jours qu’elles n’avaient rien mangé. Vous leur avez donné de l’argent, vous leur avez appris que j’étais sauvé, vous avez tout fait pour les consoler et les guérir ; elles m’ont dit tout cela : mais il était trop tard. Elles n’ont fait qu’empirer depuis notre réunion, et au moment où nous pouvions être heureux, elles se sont en allées dans le cimetière. La terre n’était pas encore foulée sur le corps de ma femme, quand il a fallu recreuser le même endroit pour y mettre mon enfant ; et à présent, grâce au roi de Prusse, Karl est seul au monde !

— Non, mon pauvre Karl, tu n’es pas abandonné ; il te reste des amis qui s’intéresseront toujours à tes infortunes et à ton bon cœur.

— Je le sais. Oui, il y a de braves gens, et vous en êtes. Mais de quoi ai-je besoin maintenant que je n’ai plus ni femme, ni enfant, ni pays ! car je ne serai jamais en sûreté dans le mien ; ma montagne est trop bien connue de ces brigands qui sont venus m’y chercher deux fois. Aussitôt que je me suis vu seul, j’ai demandé si nous étions en guerre ou si nous y serions bientôt. Je n’avais qu’une idée : c’était de servir contre la Prusse, afin de tuer le plus de Prussiens que je pourrais. Ah ! saint Wenceslas, le patron de la Bohême, aurait conduit mon bras ; et je suis bien sûr qu’il n’y aurait pas eu une seule balle perdue, sortie de mon fusil ; et je me disais :