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CONSUELO.

Consuelo regardait toujours le docteur avec étonnement, lorsque la chanoinesse, avertie par un signe du malade, vint interrompre ce dernier pour l’amener auprès d’Albert.

Albert, l’ayant fait approcher, lui parla dans l’oreille plus longtemps que son état de faiblesse ne semblait pouvoir le permettre. Supperville rougit et pâlit ; la chanoinesse, qui les observait avec anxiété, brûlait d’apprendre quel désir Albert lui exprimait.

« Docteur, disait Albert, tout ce que vous venez de dire à cette jeune fille, je l’ai entendu. (Supperville, qui avait parlé au bout du grand salon, aussi bas que son malade lui parlait en cet instant, se troubla, et ses idées positives sur l’impossibilité des facultés extatiques furent tellement bouleversées qu’il crut devenir fou.) Docteur, continua le moribond, vous ne comprenez rien à cette âme-là, et vous nuisez à mon dessein en alarmant sa délicatesse. Elle n’entend rien à vos idées sur l’argent. Elle n’a jamais voulu de mon titre ni de ma fortune ; elle n’avait pas d’amour pour moi. Elle ne cédera qu’à la pitié. Parlez à son cœur. Je suis plus près de ma fin que vous ne croyez. Ne perdez pas de temps. Je ne puis pas revivre heureux si je n’emporte dans la nuit du repos le titre de son époux.

— Mais qu’entendez-vous par ces dernières paroles ? dit Supperville, occupé en cet instant à analyser la folie de son malade.

— Vous ne pouvez pas les comprendre, reprit Albert avec effort, mais elle les comprendra. Bornez-vous à les lui redire fidèlement.

— Tenez, monsieur le comte, dit Supperville en élevant un peu la voix, je vois que je ne puis être un interprète lucide de vos pensées ; vous avez la force de parler maintenant plus que vous ne l’avez fait depuis huit jours, et j’en conçois un favorable augure. Parlez vous-même à mademoiselle ; un mot de vous la convaincra mieux que tous mes discours. La voici près de vous ; qu’elle prenne ma place, et vous entende. »

Supperville ne comprenant plus rien, en effet, à ce qu’il avait cru comprendre, et pensant d’ailleurs qu’il en avait dit assez à Consuelo pour s’assurer de sa reconnaissance au cas où elle viserait à la fortune, se retira après qu’Albert lui eut dit encore :

« Songez à ce que vous m’avez promis ; le moment est venu : parlez à mes parents. Faites qu’ils consentent et qu’ils n’hésitent pas. Je vous dis que le temps presse. »

Albert était si fatigué de l’effort qu’il venait de faire qu’il appuya son front sur celui de Consuelo lorsqu’elle s’approcha de lui, et s’y reposa quelques instants comme près d’expirer. Ses lèvres blanches devinrent bleuâtres, et le Porpora, effrayé, crut qu’il venait de rendre le dernier soupir. Pendant ce temps, Supperville avait réuni le comte Christian, le baron, la chanoinesse et le chapelain à l’autre bout de la cheminée, et il leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide en apparence, mais qui résumait toute la persistance du prêtre.

« Si Vos Seigneuries l’exigent, dit-il, je prêterai mon ministère à ce mariage ; mais le comte Albert n’étant pas en état de grâce, il faudrait premièrement que, par la confession et l’extrême-onction, il fît sa paix avec l’Église.

— L’extrême-onction ! dit la chanoinesse avec un gémissement étouffé : en sommes-nous là, grand Dieu ?

— Nous en sommes là, en effet, répondit Supperville qui, homme du monde et philosophe voltairien, détestait la figure et les objections de l’aumônier : oui, nous en sommes là sans rémission, si monsieur le chapelain insiste sur ce point, et s’obstine à tourmenter le malade par l’appareil sinistre de la dernière cérémonie.

— Et croyez-vous, dit le comte Christian, partagé entre sa dévotion et sa tendresse paternelle, que l’appareil d’une cérémonie plus riante, plus conforme aux vœux de son esprit, puisse lui rendre la vie ?

— Je ne réponds de rien, reprit Supperville, mais j’ose dire que j’en espère beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti à ce mariage en d’autres temps…

— J’y ai toujours consenti, je ne m’y suis jamais opposé, dit le comte en élevant la voix à dessein ; c’est maître Porpora, tuteur de cette jeune fille, qui m’a écrit de sa part qu’il n’y consentirait point, et qu’elle-même y avait déjà renoncé. Hélas ! ç’a été le coup de la mort pour mon fils ! ajouta-t-il en baissant la voix.

— Vous entendez ce que dit mon père ? murmura Albert à l’oreille de Consuelo ; mais n’ayez point de remords. J’ai cru à votre abandon, et je me suis laissé frapper par le désespoir ; mais depuis huit jours j’ai recouvré ma raison, qu’ils appellent ma folie ; j’ai lu dans les cœurs éloignés comme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J’ai vu à la fois le passé, le présent et l’avenir. J’ai su enfin que tu avais été fidèle à ton serment, Consuelo ; que tu avais fait ton possible pour m’aimer ; que tu m’avais aimé véritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompés tous deux. Pardonne à ton maître comme je lui pardonne ! »

Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d’Albert, mais qui, à celles du comte Christian, s’était troublé et marchait le long de la cheminée avec agitation. Elle le regarda d’un air de solennel reproche, et le maestro la comprit si bien qu’il se frappa la tête du poing avec une muette véhémence. Albert fit signe à Consuelo de l’attirer près de lui, et de l’aider lui-même à lui tendre la main. Le Porpora porta cette main glacée à ses lèvres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmurait le reproche d’homicide ; mais son repentir l’absolvait de son imprudence.

Albert fit encore signe qu’il voulait écouter ce que ses parents répondaient à Supperville, et il l’entendit, quoiqu’ils parlassent si bas que le Porpora et Consuelo, agenouillés près de lui, ne pouvaient en saisir un mot.

Le chapelain se débattait contre l’ironie amère du médecin ; la chanoinesse cherchait par un mélange de superstition et de tolérance, de charité chrétienne et d’amour maternel, à concilier des idées inconciliables dans la doctrine catholique. Le débat ne roulait que sur une question de forme ; à savoir que le chapelain ne croyait pas devoir administrer le sacrement du mariage à un hérétique, à moins qu’il ne promît tout au moins de faire acte de foi catholique aussitôt après. Superville ne se gênait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avait promis de croire et de professer tout ce qu’on voudrait après la cérémonie. Le chapelain n’en était pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvant un de ces moments de fermeté tranquille et de logique simple et humaine avec lesquelles, après bien des irrésolutions et des faiblesses, il avait toujours tranché toutes les contestations domestiques, termina le différend.

« Monsieur le chapelain, dit-il, il n’y a point de loi ecclésiastique qui vous défende expressément de marier une catholique à un schismatique. L’Église tolère ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe et mon fils pour hérétique, et mariez-les sur l’heure. La confession et les fiançailles ne sont que de précepte, vous le savez, et certains cas d’urgence peuvent en dispenser. Il peut résulter de ce mariage une révolution favorable dans l’état d’Albert, et quand il sera guéri nous songerons à le convertir. »

Le chapelain n’avait jamais résisté à la volonté du vieux Christian ; c’était pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre supérieur au pape. Il ne restait plus qu’à convaincre Consuelo. Albert seul y songea, et l’attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, à enlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou de sa bien-aimée.

« Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure ; tu voudrais donner ta vie pour ranimer la mienne : cela n’est plus possible ; mais tu peux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vais te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par la manifestation d’une nouvelle naissance. J’y reviendrai maudit et désespéré, si tu m’abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais, les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés ; et toi seule, toi ma sœur Wanda, peux accomplir l’acte