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CONSUELO.

qu’elle appréciait enfin ce noble caractère. Elle la quitta pour aller en faire part au chapelain et pour s’entendre avec Supperville et le Porpora sur la nécessité de garder à jamais le silence.

CONCLUSION.

Consuelo, se voyant libre, passa la journée à parcourir le château, le jardin et les environs, afin de revoir tous les lieux qui lui rappelaient l’amour d’Albert. Elle se laissa même emporter par sa pieuse ferveur jusqu’au Schreckenstein, et s’assit sur la pierre, dans ce désert affreux qu’Albert avait rempli si longtemps de sa mortelle douleur. Elle s’en éloigna bientôt, sentant son courage défaillir, son imagination se troubler, et croyant entendre un sourd gémissement partir des entrailles du rocher. Elle n’osa pas se dire qu’elle l’entendait même distinctement : Albert ni Zdenko n’étaient plus. Cette illusion ne pouvait donc être que maladive et funeste. Consuelo se hâta de s’y soustraire.

En se rapprochant du château, à la nuit tombante, elle vit le baron Frédéric qui, peu à peu, s’était raffermi sur ses jambes et se ranimait en exerçant sa passion dominante. Les chasseurs qui l’accompagnaient faisaient lever le gibier pour provoquer en lui le désir de l’abattre. Il visait encore juste, et ramassait sa proie en soupirant.

« Celui-ci vivra et se consolera, » pensa la jeune veuve.

La chanoinesse soupa, ou feignit de souper, dans la chambre de son frère. Le chapelain, qui s’était levé pour aller prier dans la chapelle auprès du défunt, essaya de se mettre à table. Mais il avait la fièvre, et, dès les premières bouchées, il se trouva mal. Le docteur en eut un peu de dépit. Il avait faim, et, forcé de laisser refroidir sa soupe pour le conduire à sa chambre, il ne put retenir cette exclamation : « Voilà des gens sans force et sans courage ! Il n’y a ici que deux hommes : c’est la chanoinesse et la Signora ! »

Il revint bientôt, résolu à ne pas se tourmenter beaucoup de l’indisposition du pauvre prêtre, et fit, ainsi que le baron, assez bon accueil au souper. Le Porpora, vivement affecté, quoiqu’il ne le montrât pas, ne put desserrer les dents ni pour parler ni pour manger. Consuelo ne songea qu’au dernier repas qu’elle avait fait à cette table entre Albert et Anzoleto.

Elle fit ensuite avec son maître les apprêts de son départ. Les chevaux étaient demandés pour quatre heures du matin. Le Porpora ne voulait pas se coucher ; mais il céda aux remontrances et aux prières de sa fille adoptive, qui craignait de le voir tomber malade à son tour, et qui, pour le convaincre, lui fit croire qu’elle allait dormir aussi.

Avant de se séparer, on se rendit auprès du comte Christian. Il dormait paisiblement, et Supperville, qui brûlait de quitter cette triste demeure, assura qu’il n’avait plus de fièvre.

« Cela est-il bien certain, Monsieur ? lui demanda en particulier Consuelo, effrayée de sa précipitation.

— Je vous le jure, répondit-il. Il est sauvé pour cette fois ; mais je dois vous avertir qu’il n’en a pas pour bien longtemps. À cet âge, on ne sent pas le chagrin bien vivement dans le moment de la crise ; mais l’ennui de l’isolement vous achève un peu plus tard ; c’est reculer pour mieux sauter. Ainsi, tenez-vous sur vos gardes ; car ce n’est pas sérieusement, j’imagine, que vous avez renoncé à vos droits.

— C’est très-sérieusement, je vous assure, Monsieur, dit Consuelo ; et je suis étonnée que vous ne puissiez croire à une chose aussi simple.

— Vous me permettrez d’en douter jusqu’à la mort de votre beau-père, Madame. En attendant, vous avez fait une grande faute de ne pas vous munir des pierreries et des titres. N’importe, vous avez vos raisons, que je ne pénètre pas, et je pense qu’une personne aussi calme que vous n’agit pas à la légère. J’ai donné ma parole d’honneur de garder le secret de la famille, et je vais attendre que vous m’en dégagiez. Mon témoignage vous sera utile en temps et lieu ; vous pouvez y compter. Vous me retrouverez toujours à Bareith, si Dieu me prête vie, et, dans cette espérance, je vous baise les mains, madame la comtesse. »

Supperville prit congé de la chanoinesse, répondit de la vie du malade, écrivit une dernière ordonnance, reçut une grosse somme qui lui sembla légère au prix de ce qu’il avait espéré tirer de Consuelo pour avoir servi ses intérêts, et quitta le château à dix heures du soir, laissant cette dernière stupéfaite et indignée de son matérialisme.

Le baron alla se coucher beaucoup mieux portant que la veille, et la chanoinesse se fit dresser un lit auprès de Christian. Deux femmes veillèrent dans cette chambre, deux hommes dans celle du chapelain, et le vieux Hanz auprès du baron.

« Heureusement, pensa Consuelo, la misère n’ajoute pas les privations et l’isolement à leur infortune. Mais qui donc veille Albert, durant cette nuit lugubre qu’il passe sous les voûtes de la chapelle ? Ce sera moi, puisque voilà ma seconde et dernière nuit de noces ! »

Elle attendit que tout fût silencieux et désert dans le château ; après quoi, quand minuit eut sonné, elle alluma une petite lampe et se rendit à la chapelle.

Elle trouva au bout du cloître qui y conduisait deux serviteurs de la maison, que son approche effraya d’abord, et qui ensuite lui avouèrent pourquoi ils étaient là. On les avait chargés de veiller leur quart de nuit auprès du corps de monsieur le comte ; mais la peur les avait empêchés d’y rester, et ils préféraient veiller et prier à la porte.

« Quelle peur ? demanda Consuelo, blessée de voir qu’un maître si généreux n’inspirait déjà plus d’autres sentiments à ses serviteurs.

— Que voulez-vous, Signora ? répondit un de ces hommes qui étaient loin de voir en elle la veuve du comte Albert ; notre jeune seigneur avait des pratiques et des connaissances singulières dans le monde des esprits. Il conversait avec les morts, il découvrait les choses cachées ; il n’allait jamais à l’église, il mangeait avec les zingaris ; enfin on ne sait ce qui peut arriver à ceux qui passeront cette nuit dans la chapelle. Il y irait de la vie que nous n’y resterions pas. Voyez Cynabre ! on ne le laisse pas entrer dans le saint lieu, et il a passé toute la journée couché en travers de la porte, sans manger, sans remuer, sans pleurer. Il sait bien que son maître est là, et qu’il est mort. Aussi ne l’a-t-il pas appelé une seule fois. Mais depuis que minuit a sonné, le voilà qui s’agite, qui flaire, qui gratte à la porte, et qui gémit comme s’il sentait que son maître n’est plus seul et tranquille là dedans.

— Vous êtes de pauvres fous ! répondit Consuelo avec indignation. Si vous aviez le cœur un peu plus chaud, vous n’auriez pas l’esprit si faible. »

Et elle entra dans la chapelle, à la grande surprise et à la grande consternation des timides gardiens.

Elle n’avait pas voulu revoir Albert dans la journée. Elle le savait entouré de tout l’appareil catholique, et elle eût craint, en se joignant extérieurement à ces pratiques, qu’il avait toujours repoussées, d’irriter son âme toujours vivante dans la sienne. Elle avait attendu ce moment ; et, préparée à l’aspect lugubre dont le culte l’avait entouré, elle approcha de son catafalque et le contempla sans terreur. Elle eût cru outrager cette dépouille chère et sacrée par un sentiment qui serait si cruel aux morts s’ils le voyaient. Et qui nous assure que leur esprit, détaché de leur cadavre, ne le voie pas et n’en ressente pas une amère douleur ? La peur des morts est une abominable faiblesse ; c’est la plus commune et la plus barbare des profanations. Les mères ne la connaissent pas.

Albert était couché sur un lit de brocart, écussonné par les quatre coins aux armes de la famille. Sa tête reposait sur un coussin de velours noir semé de larmes d’argent, et un linceul pareil était drapé autour de lui