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PROCOPE LE GRAND.

parler clair et de ne pas équivoquer sur les mots, afin qu’il comprît l’importance de son alliance avec le saint-siège et l’Empire, s’exprimait en ces termes : « Ce n’est pas seulement l’altération de la religion qui doit animer contre eux un roi catholique : la prudence le veut aussi. Par les dogmes de ces gens-là, toute police est renversée ; l’autorité des rois est foulée aux pieds ; ils troublent et confondent tous les droits humains, en disant qu’il ne faut obéir à aucune puissance, pas même aux rois, que tous les biens doivent être communs, et que tous les hommes sont égaux ! »

Voilà donc la dispute théologique qui a paru si embrouillée, si ridicule et si méprisable aux écoles philosophiques du siècle dernier, résumée, jugée et condamnée par le pape, en deux mots. Qu’on ne dise donc plus que les hommes du passé se sont émus et ont lutté pour de vaines subtilités. Jean Huss et Jérôme de Prague ne sont pas les victimes volontaires d’un fol orgueil de rhéteurs, comme les écrivains orthodoxes ont osé le dire : ils sont les martyrs de la Liberté, de la Fraternité et de l’Égalité.

Oui, nos pères, qui eux aussi avaient cette devise, portaient la sainte doctrine éternelle dans leur sein ; et la guerre des Hussites est, non-seulement dans ses détails, mais dans son essence, très-semblable à la Révolution française. Oui, comme nous l’avons déjà dit bien des fois, ce cri de révolte : la coupe au peuple ! était un grand et impérissable symbole. Oui, les saintes hérésies du moyen âge malgré tout le sang qu’elles ont fait couler, comme notre glorieuse Révolution malgré tout le sang qu’elle a versé, sont les hautes révélations de l’Esprit de Dieu, répandues sur tout un peuple. Il faut avoir le courage de le dire et de le proclamer. Ce sang fatalement sacrifié, ces excès, ces délires, ces vertiges, ces crimes d’une nécessité mal comprise, tout ce mal qui vient ternir la gloire de ces révolutions et en souiller les triomphes, ce mal n’est point dans leur principe : c’est un effet déplorable d’une cause à jamais sacrée.

Mais d’où vient-il ce mal dont on accuse sans distinction et ceux qui le provoquent et ceux qui le rendent ? Il vient de la lutte obstinée, des hostilités, des provocations iniques des ennemis de la lumière et de la Vérité divine. Plus profondément, sans doute, il vient de l’épouvantable antagonisme des deux principes, le bien, et le mal. C’est peut-être ainsi que l’entendaient, dans leur origine, ces religions qui admettaient une lutte formidable entre le bon et le mauvais Esprit. Moins diaboliques que le Christianisme perverti, elles annonçaient la conversion et la réhabilitation de l’Esprit du mal ; elles le réconciliaient, à la fin des siècles, avec le Dieu bon ; elles prophétisaient peut-être ainsi sans le savoir la réconciliation de l’Humanité universelle, le triomphe miséricordieux de l’Égalité, la conversion et la réhabilitation des individus aujourd’hui rois, princes, pontifes, riches et nobles, esclaves de Satan, avec les peuples émancipés. Et si nous ne croyons pas un peu nous-mêmes à ce miracle de l’éternelle sagesse, de quel côté se tourneront nos espérances ? Retournerons-nous aux fureurs du Taborisme, à la Jacquerie, aux persécutions, à l’holocauste effroyable de toute une caste, à la guillotine, qu’au lendemain de la Révolution nous aurions dû briser pour ne la relever jamais, même pour les plus grands criminels ? Non. Ces fureurs, quelque légitimes qu’elles aient pu sembler, dans les siècles d’ignorance et dans les jours de désespoir, n’ont point profité à nos pères. L’Église de Rome a longtemps expié les supplices des hérétiques. Les hérétiques, à leur tour, ont expié de farouches représailles. Et nous, qui avons frappé par le glaive, nous sommes gouvernés par le glaive !

Nous n’étions pas mûrs pour faire régner une vérité sans tache : on ne nous juge pas dignes d’être gouvernés par la vérité. On nous enferme dans des murailles, on nous entoure de canons et de forteresses. Nous n’avons donc pas vaincu ! Et dire que tous les hommes sont égaux, que tous les biens doivent être communs à tous, en ce sens qu’ils doivent profiter à la communion universelle, et par cette communion, à chacun individuellement, est encore une hérésie condamnable et punissable, au nom du pape et du roi. La doctrine de l’Église, comme la doctrine du trône, est encore ce qu’elle était au temps de Martin v et de Sigismond ; et il y a encore des croisades toutes prêtes à se former contre nous, quand nous voudrons donner la coupe à tout le monde. Hâtons donc le triomphe de la Vérité, et faisons avancer la loi de Dieu par les moyens conformes à la lumière de notre siècle et au respect de l’Humanité, telle qu’il nous est enfin accordé de la comprendre et de la connaître, après tant de siècles d’erreur et de misère. Admirons, dans le passé, la foi de nos pères les hérétiques, jointe à tant d’audace et de force ; mais enseignons à nos fils, avec la foi, le courage et la force, la douceur et la mansuétude.

La mission pacifique du Christ a porté de plus beaux fruits et transformé le monde plus profondément que les missions sanguinaires entreprises depuis en son nom. Les grands guerriers, les nobles champions de l’hérésie ont laissé des œuvres incomplètes, parce qu’ils ont versé le sang. L’Église est tombée au dernier rang dans l’esprit des peuples, parce qu’elle a versé le sang. L’Église n’est plus représentée que par des processions et des cathédrales, comme la royauté n’est plus représentée que par des citadelles et par des soldats. Mais l’Évangile, la doctrine de l’Égalité et de la Fraternité, est toujours et plus que jamais vivant dans l’âme du peuple. Et voyez le crucifié, il est toujours debout au sommet de nos édifices, il est toujours le drapeau de l’Église !

Il est là sur son gibet, ce Galiléen, cet esclave, ce lépreux, ce paria, cette misère, cette pauvreté, cette faiblesse, cette protestation incarnées ! Il est là-haut, non pas, comme ils le disent, dans les cieux inaccessibles, mais sur la terre, et comme planant au-dessus d’elle, au sommet des temples, et sur la coupole des hauts lieux réservés à la prière et à la méditation. Sa prophétie s’est accomplie : il est remonté dans le Ciel, parce qu’il est rentré dans l’idéal. Et de l’idéal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaître dans le réel. Et voilà pourquoi, depuis dix-huit siècles, il plane adoré sur nos têtes.

Étrange vicissitude de ta longue royauté, ô Christ ! ô le plus petit, le plus pauvre, le plus humble, le plus méprisé et le plus méconnu des enfants du peuple ! La tyrannie des papes, la tyrannie des empereurs et des rois, celle de la noblesse, celle de l’hypocrisie, toutes les tyrannies ont conservé ton symbole, comme une protestation invincible des petits et des pauvres contre l’orgueil et la dureté des puissants et des riches. On traîne à l’échafaud un misérable que la brutalité de l’ignorance et le désespoir furieux de la misère ont poussé au crime ; les lois religieuses et civiles le condamnent, la foule le contemple sans émotion, les gendarmes le lient, et le bourreau s’en empare. Un prêtre l’accompagne à l’échafaud, et lui présente un emblème. C’est une croix, c’est la figure d’un gibet ! La société tue ce misérable, qu’elle a abandonné au mal, et qu’elle ne sait ni ne veut convertir. Et si une voix puissante comme celle du Christ s’élevait dans la foule pour crier que cet homme est moins coupable que la société, et que, par conséquent, la société n’a pas le droit de l’immoler ; si le peuple, ému de cette parole, se soulevait ; s’il renversait l’échafaud, s’il repoussait la soldatesque, s’il courait vers la demeure du souverain pour lui demander la grâce des criminels et les moyens d’empêcher de nouveaux crimes, du pain et de l’instruction pour tous, au nom de l’Égalité, au nom de l’Évangile, au nom du Christ… la soldatesque reviendrait plus nombreuse et mieux armée, elle disperserait l’émeute, elle saisirait ceux qui ne voudraient pas fuir, elle les remettrait à des geôliers ; et ils comparaîtraient devant des juges, et ils seraient accusés comme révolutionnaires, comme criminels de lèse-société. Et s’ils voulaient plaider leur cause, l’Évangile à la main, ils seraient condamnés à la prison, à l’exil, à la mort peut-être. Et là, sur l’échafaud, un prêtre viendrait encore leur montrer le gibet, l’instrument du supplice de cet homme divin qui crut à l’Égalité, et qui fut condamné et immolé pour n’avoir pas ménagé les puissances de son temps, pour n’avoir pas redouté Caïphe et Pilate. Ô société inique et absurde ! où est donc ta force, puisque toi-même tu courbes le front et plies le