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PROCOPE LE GRAND.

instructions. Les plus beaux discours furent échangés à Prague, et Rockisane ne céda pas la palme de l’éloquence aux beaux esprits du concile. Un chanoine de Magdebourg fit au nom de l’Église une allocution ampoulée à la vanité des Pragois. « Je te revois, s’écria-t-il, ô Prague, métropole de Bohême, ville magnifique, respectable à tous les rois et à tous les princes, pendant le temps de ta paix et de ton union au Seigneur ! Ô cité de Dieu, souviens-toi de ton ancienne dignité ! Nous sommes touchés d’une tendre compassion à la vue de ton état présent ! Qu’est devenue cette ville si célèbre et qui avait à peine son égale ? Tu as été comptée parmi les plus florissantes, et tu sais, et tu vois ce que tu es à présent, etc. »

La grande vérité que le style c’est l’homme est devenue proverbiale. Dans l’éloquence de tous les diplomates ecclésiastiques romains de cette époque, on voit percer l’enflure, la ruse et la vanité. Chez Rockisane, dont nous regrettons de ne pouvoir donner un échantillon de style, vu la nécessité de nous borner dans nos citations, on verrait aisément percer l’ambition et la personnalité. Mais chez Procope on ne trouve que force, droiture, religion et simplicité. « Cependant, répondit-il, il est arrivé un grand bien de cette guerre ! Plusieurs adversaires de nos salutaires vérités, s’étant joints à nous pour la défense de la patrie, en sont venus à les reconnaître et à les embrasser. Les victoires que nous avons remportées y ont affermi le peuple, qui aurait été contraint de les abandonner par la violence de vos armes. Enfin, c’est cette guerre qui a obligé le concile de donner audience aux Bohémiens et de faire connaître nos saintes vérités à l’univers ! Ne vous attendez donc point à voir la fin de ces troubles que la vérité ne soit reçue d’un commun consentement. »

Nous abrégerons, malgré l’intérêt que nous présentent ces longues négociations. La ruse et l’intrigue l’emportaient. Les compliments et les promesses qui ramenèrent aisément les Catholiques rebelles, ébranlèrent peu à peu les Calixtins. Le juste-milieu était las de la guerre, et se retranchait principalement derrière le premier article (la communion sous les deux espèces), comme sous le bouclier de son point d’honneur. Les trois autres articles, qui tendaient à débarrasser temporellement la Bohême laïque du joug ecclésiastique, subirent des modifications apparentes de part et d’autre. Mais, dans le fait, l’adroite et artificieuse rédaction du concile de Bâle ruina le fond de ces importantes protestations, et, feignant de céder sur l’article de la communion, donna une conclusion vague et d’une exécution éventuelle. On permettait la libre prédication, à condition que les prédicateurs seraient approuvés par le pape. On prononçait que les ecclésiastiques doivent administrer fidèlement les biens de l’Église et selon l’institution des saints Pères ; mais, en déclarant que ces biens ne pouvaient être usurpés sans sacrilège par les laïques, on faisait assez pressentir pour l’avenir une mesure analogue à ce que serait chez nous aujourd’hui la restitution des biens nationaux. Enfin, sur l’article de la communion, tout en prononçant que l’Église a tout pouvoir sur une pareille question, et que les récentes institutions sont articles de foi comme les anciennes, « on accorde pour un temps aux Bohémiens la permission de communier sous les deux espèces, par autorité de l’Église, pourvu qu’ils se réunissent à elle, » et qu’ils croient sans examen au dogme de la présence réelle, tel qu’il est enseigné par l’Église catholique, apostolique et romaine.

Les Calixtins, influencés par Rockisane, qui songeait à ses propres affaires, comme le prouve la suite de sa vie, envoyèrent, non plus trois cents, mais seulement trois députés à Bâle, pour notifier l’acceptation de cet arrangement hypocrite. Le concile, ravi de joie, dressa ce fameux traité de paix connu dans l’histoire sous le nom de Compactata. La Bohême signait son arrêt par la main du juste-milieu. L’Église et l’Empire allaient triompher sinon des libertés bourgeoises, du moins des grandes luttes et des inspirations infinies du peuple. Mais Procope était encore debout au milieu de ses fiers Taborites ; Procope protestait contre ce lâche traité, et il fallait que Procope tombât, pour que Rome et l’Empereur pussent entrer à Prague sur le cadavre du prolétariat. Pendant le séjour de Procope à Bâle, il avait donné le commandement des Taborites à Pardus de Horka, lui recommandant de tenir ses troupes en haleine, afin d’intimider sans relâche le concile et le parti catholique. Horka avait encore une fois ravagé la Hongrie, et pris nombre de villes et de forteresses jusqu’aux frontières de la Pologne, avec tant de rapidité que les Hongrois n’avaient pas même songé à se défendre. De leur côté, les Orphelins, chargés de cimenter l’alliance avec le roi de Pologne avaient été l’aider à réduire les Chevaliers Teutoniques. Ils pénétrèrent en vainqueurs jusqu’à Dantzick, dont ils détruisirent le port et où ils remplirent des flacons d’eau de la mer pour porter ce signe de lointaine victoire à leurs compatriotes. Après une bataille gagnée sur le grand maître des Chevaliers, ils firent prisonniers des mercenaires de Bohême ; qu’il s’était attachés. Ils les traitèrent comme renégats et les jetèrent dans les flammes. Enfin, ayant forcé l’Ordre à capituler avec le roi de Pologne, ils reçurent de ce dernier de grands honneurs et de riches présents, et vinrent joindre Procope qui brûlait de rompre le honteux traité de Bâle.

Les deux Procope assiégèrent donc Pilsen, qui, malgré la victoire des Hussites dans tout ce district, était restée catholique et fidèle à l’Empereur. Ce siège fut long et opiniâtre. De fâcheuses diversions le firent interrompre. Un gros de Taborites s’était jeté sur la Bavière, et, surpris dans une embuscade, y avait été complètement écrasé. Les mêmes plaintes qui s’étaient élevées contre Ziska, vers la fin de sa laborieuse carrière, vinrent troubler le cœur magnanime de Procope. Dans ces moments de lutte désespérée, la foi au succès, surexcitée par l’impatience, se dévore et se détruit elle-même. Les Taborites se trouvaient, comme au temps des dernières conquêtes du redoutable aveugle, dans une situation effroyable. Ils voyaient les Calixtins et les Catholiques se liguer, de nouveau ensemble et les abandonner. Le salut de la cause ne reposerait bientôt plus que sur eux, et ils éprouvaient cette profonde et douloureuse terreur qui s’empare du plus ardent fanatisme lui-même, quand l’heure de la guerre civile recommence à sonner. Jusqu’alors les catholiques, fidèles au parti de Sigismond, avaient été considérés par eux comme des ennemis naturels, comme des étrangers. Mais ces Catholiques réconciliés, mais ces Calixtins qui avaient presque toujours marché avec eux contre l’étranger, et qui avaient défendu comme eux la révolution autant que le sol national, ils s’étaient habitués à les regarder, malgré leurs fréquentes ruptures, comme des frères de race et de religion. Au moment de leur livrer un duel à mort, leurs consciences étaient bouleversées ; et, au moindre échec, transportés de rage, ils étaient prêts à accuser leurs chefs. Procope fut soupçonné par eux, comme autrefois Ziska, de céder à des ressentiments personnels. Plusieurs opinions se partageaient les esprits. On disait que lorsque les chefs taborites étaient rassemblés à une même table, ils se jetaient les vases et les gobelets à la tête. Procope éprouva un instant d’insurmontables dégoûts, et quitta l’armée. Les Taborites coururent après lui, et le ramenèrent vaincu par leurs instances et leurs larmes. Les Pragois eux-mêmes, soit qu’ils ne se trouvassent pas prêts à se passer de lui, soit qu’ils voulussent le forcer à séparer sa cause de la leur, l’engagèrent à retourner au camp.

Le siège de Pilsen fut donc repris avec ardeur ; mais le concile fit passer de l’argent aux habitants, et les Calixtins (honteuse trahison) réussirent à y introduire des vivres. Dans une sortie, les assiégés prirent sur les Orphelins un chameau qu’ils avaient pris en Prusse sur les Chevaliers Teutoniques, et qu’ils promenaient avec amour-propre à travers la Bohême. Cette perte les affligea puérilement, et ils jurèrent de périr devant la ville, plutôt que de ne pas reconquérir leur étrange trophée. Cependant Pilsen le conserva ; et, par la suite, Sigismond lui donna le chameau pour armes, au lieu du limaçon qu’elle portait auparavant.