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CONSUELO.

sais bien que si je m’étais abusé au point de vous croire lorsque vous me disiez…

— Ce que je te disais, je te conseille de l’oublier aussi ; et si tu étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne l’impudence de venir aujourd’hui ?

— N’est-il pas de bon goût de s’abstenir de prosternations devant ceux qui sont dans la faveur, et de venir apporter son cœur et son dévouement à ceux qui…

— Achève ! à ceux qui sont dans la disgrâce ? C’est bien généreux et très-humain de ta part, mon illustre ami. » Et la Corilla se renversa sur son oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant soit peu forcés.

Quoique la prima-donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur, que la clarté de midi ne lui fût pas très-favorable, et que le dépit concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau visage, florissant d’embonpoint, Anzoleto, qui n’avait jamais vu de si près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n’avait pas voulu descendre, et d’où il avait banni volontairement sa pure image. Les hommes corrompus avant l’âge peuvent encore ressentir l’amitié pour une femme honnête et sans art ; mais pour ranimer leurs passions, il faut les avances d’une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla par les témoignages d’un amour qu’il s’était promis de feindre et qu’il commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d’un mot plus convenable ; mais c’est profaner un si beau nom que de l’appliquer à l’attrait qu’inspirent des femmes froidement provoquantes comme l’était la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon, elle s’adoucit, et le railla plus amicalement.

« Tu m’as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne t’estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à toutes les infidélités : je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux, une certaine nuit dans ma gondole ; tu te posas comme un despote. Cela m’eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens ; mais tu me trompais, lâche enfant ! tu étais épris d’une autre, et tu n’as pas cessé de l’être, et tu vas épouser… qui !… Oh ! je le sais fort bien, ma rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani. Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre ! ajouta-t-elle en s’animant malgré elle et en retirant sa main de celles d’Anzoleto.

— Cruelle, lui dit-il en s’efforçant de ressaisir cette main potelée, vous devriez comprendre ce qui s’est passé en moi lorsque je vous vis pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m’occupait avant ce moment terrible. Quant à ce qui s’est passé depuis, ne pouvez-vous le deviner, et avons-nous besoin d’y songer désormais ?

— Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la zingarella, tu l’épouses ?

— Et si je l’aimais, comment se fait-il que je ne l’aie pas encore épousée ?

— Parce que le comte s’y opposait peut-être. À présent, chacun sait qu’il le désire. On dit même qu’il a sujet d’en être impatient, et la petite encore plus. »

Le rouge monta à la figure d’Anzoleto en entendant ces outrages prodigués à l’être qu’il vénérait en lui-même au-dessus de tout.

— Ah ! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c’est bon ; voilà ce que je voulais savoir. Tu l’aimes ; et quand l’épouses-tu ?

— Je ne l’épouse point du tout.

— Alors vous partagez ? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le comte !

— Pour l’amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne autre que de vous et de moi.

— Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant et ta future épouse… »

Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu’allait-il faire ? allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu’il était venu calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle qu’il s’était imposé.

La Corilla brûlait d’envie de le rendre infidèle ; non qu’elle l’aimât, mais parce que c’était une manière de se venger de cette Consuelo qu’elle n’était pas certaine d’avoir outragée avec justice.

« Tu vois bien, lui dit-elle en l’enchaînant au seuil de son boudoir par un regard pénétrant, que j’ai raison de me méfier de toi : car en ce moment tu trompes quelqu’un ici. Est-ce elle ou moi ?

— Ni l’une ni l’autre, s’écria-t-il en cherchant à se justifier à ses propres yeux ; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n’ai pas d’amour pour elle ; car je ne suis pas jaloux du comte.

— En voici bien d’une autre ! Ah ! tu es jaloux au point de le nier, et tu viens ici pour te guérir ou te distraire ? grand merci !

— Je ne suis point jaloux, je vous le répète ; et pour vous prouver que ce n’est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n’est pas plus son amant que moi ; qu’elle est honnête comme un enfant qu’elle est, et que le seul coupable envers vous, c’est le comte Zustiniani.

— Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t’affliger ? Tu seras dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique amant. Accepte vite, ou je me rétracte.

— Hélas, madame, vous voulez donc m’empêcher de débuter ? car vous savez bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo ? Si vous la faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime de votre courroux ? Et qu’ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous déplaire ? Hélas ! j’ai fait un rêve délicieux et funeste ! je me suis imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l’objet de votre mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de vous fuir ! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber, perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu’ici en secret vous me disiez que je ne vous suis point odieux, j’accepterai les marques publiques de votre courroux.

— Serpent que tu es, s’écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la flatterie que ta langue et tes yeux distillent ? Je donnerais beaucoup pour te connaître et te comprendre ; mais je te crains, car tu es le plus aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.

— Moi, votre ennemi ! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand même je ne serais pas subjugué par vos charmes ? Est-ce que vous avez des ennemis, divine Corilla ? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où l’on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage ? Une querelle d’amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d’une pauvre enfant qui n’entend prononcer votre nom illustre qu’avec terreur, et qui ne le prononce elle-même qu’avec respect ? Vous attribuez à cette pauvrette des prétentions insolentes qu’elle ne saurait avoir. Les efforts du comte pour la faire goûter à ses amis, l’obligeance de ces mêmes amis qui vont exagérant son mérite, l’amertume des vôtres qui répandent des calomnies pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu’ils devraient rendre le calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et votre rivale tremblante ; voilà les causes de ces préventions que je découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à peine comment m’y prendre pour les combattre.

— Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance ; j’écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu’on m’ait dit le contraire, et qu’elle a du mérite dans un certain genre opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le proclame hautement.