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CONSUELO.

étrange. Et sans doute… il t’a dit de bien belles choses dans ce tête-à-tête ?

— Qu’eût-il pu me dire qu’il ne m’ait dit cent fois devant tout le monde ? Il me gâte, et me donnerait de la vanité si je n’étais en garde contre cette maladie. D’ailleurs, nous n’étions pas tête à tête ; mon bon maître a voulu m’accompagner aussi. Oh ! l’excellent ami !

— Quel maître ? quel excellent ami ? dit Anzoleto rassuré et déjà préoccupé.

— Eh ! le Porpora ! À quoi songes-tu donc ?

— Je songe, chère Consuelo, à ton triomphe d’hier soir ; et toi, y songes-tu ?

— Moins qu’au tien, je te jure !

— Le mien ! Ah ! ne me raille pas, ma belle amie ; le mien a été si pâle qu’il ressemblait beaucoup à une chute. »

Consuelo pâlit de surprise. Elle n’avait pas eu, malgré sa fermeté remarquable, tout le sang-froid nécessaire pour apprécier la différence des applaudissements qu’elle et son amant avaient recueillis. Il y a dans ces sortes d’ovations un trouble auquel l’artiste le plus sage ne peut se dérober, et qui fait souvent illusion à quelques-uns, au point de leur faire prendre l’appui d’une cabale pour la clameur d’un succès. Mais au lieu de s’exagérer l’amour de son public, Consuelo, presque effrayée d’un bruit si terrible, avait eu peine à le comprendre, et n’avait pas constaté la préférence qu’on lui avait donnée sur Anzoleto. Elle le gronda naïvement de son exigence envers la fortune ; et voyant qu’elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui reprocha doucement d’être trop amoureux de la gloire, et d’attacher trop de prix à la faveur du monde.

« Je te l’ai toujours prédit, lui dit-elle, tu préfères les résultats de l’art à l’art lui-même. Quand on a fait de son mieux, quand on sent qu’on a fait bien, il me semble qu’un peu plus ou un peu moins d’approbation n’ôte ni n’ajoute rien au contentement intérieur. Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la première fois que j’ai chanté au palais Zustiniani : Quiconque se sent pénétré d’un amour vrai pour son art ne peut rien craindre…

— Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous nourrir de ces belles maximes. Rien n’est si aisé que de philosopher sur les maux de la vie quand on n’en connaît que les biens. Le Porpora, quoique pauvre et contesté, a un nom illustre. Il a cueilli assez de lauriers pour que sa vieille tête puisse blanchir en paix sous leur ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible à la peur. Tu t’élèves du premier bond au sommet de l’échelle, et tu reproches à ceux qui n’ont pas de jambes d’avoir le vertige. C’est peu charitable, Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m’est pas applicable : tu dis que l’on doit mépriser l’assentiment du public quand on a le sien propre ; mais si je ne l’ai pas, ce témoignage intérieur d’avoir bien fait ? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mécontent de moi-même ? N’as-tu pas vu que j’étais détestable ? N’as-tu pas entendu que j’ai chanté pitoyablement ?

— Non, car cela n’est pas. Tu n’as été ni au-dessus ni au-dessous de toi-même. L’émotion que tu éprouvais n’a presque rien ôté à tes moyens. Elle s’est vite dissipée d’ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu les a bien rendues.

— Et celles que je ne sais pas ? » dit Anzoleto en fixant sur elle ses grands yeux noirs creusés par la fatigue et le chagrin.

Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en l’embrassant :

« Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu étudier sérieusement pendant les répétitions… Te l’ai-je dit ? Mais ce n’est pas le moment de faire des reproches, c’est le moment au contraire de tout réparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu verras que nous triompherons vite de ce qui t’arrête.

— Sera-ce donc l’affaire d’un jour ?

— Ce sera l’affaire de quelques mois tout au plus.

— Et cependant je joue demain ! je continue à débuter devant un public qui me juge sur mes défauts beaucoup plus que sur mes qualités.

— Mais qui s’apercevra bien de tes progrès.

— Qui sait ? S’il me prend en aversion ?

— Il t’a prouvé le contraire.

— Oui ! tu trouves qu’il a été indulgent pour moi ?

— Eh bien, oui, il l’a été, mon ami. Là où tu as été faible, il a été bienveillant ; là où tu as été fort, il t’a rendu justice.

— Mais, en attendant, on va me faire en conséquence un engagement misérable.

— Le comte est magnifique en tout et n’épargne pas l’argent. D’ailleurs ne m’en offre-t-il pas plus qu’il ne nous en faut pour vivre tous deux dans l’opulence ?

— C’est cela ! je vivrais de ton succès !

— J’ai bien assez longtemps vécu de ta faveur.

— Ce n’est pas de l’argent qu’il s’agit. Qu’il m’engage à peu de frais, peu importe ; mais il m’engagera pour les seconds ou les troisièmes rôles.

— Il n’a pas d’autre primo-uomo sous la main. Il y a longtemps qu’il compte sur toi et ne songe qu’à toi. D’ailleurs il est tout porté pour toi. Tu disais qu’il serait contraire à notre mariage ! Loin de là, il semble le désirer, et me demande souvent quand je l’inviterai à ma noce.

— Ah ! vraiment ? C’est fort bien ! Grand merci, monsieur le comte !

— Que veux-tu dire ?

— Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m’empêcher de débuter jusqu’à ce que mes défauts que tu connaissais si bien, se fussent corrigés dans de meilleures études. Car tu les connais, mes défauts, je le répète.

— Ai-je manqué de franchise ? ne t’ai-je pas averti souvent ? Mais tu m’as toujours dit que le public ne s’y connaissait pas ; et quand j’ai su quel succès tu avais remporté chez le comte la première fois que tu as chanté dans son salon, j’ai pensé que…

— Que les gens du monde ne s’y connaissaient pas plus que le public vulgaire ?

— J’ai pensé que tes qualités frapperaient plus que tes défauts ; et il en a été ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l’autre.

— Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes débuts… Mais c’est courir le risque de voir appeler à ma place un ténor qui ne me la céderait plus. Voyons ! dit-il après avoir fait plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes défauts ?

— Ceux que je t’ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de préparation ; une énergie plus fiévreuse que sentie ; des effets dramatiques qui sont l’ouvrage de la volonté plus que ceux de l’attendrissement. Tu ne t’es pas pénétré de l’ensemble de ton rôle. Tu l’as appris par fragments. Tu n’y as vu qu’une succession de morceaux plus ou moins brillants. Tu n’en as saisi ni la gradation, ni le développement, ni le résumé. Pressé de montrer ta belle voix et l’habileté que tu as à certains égards, tu as donné ton dernier mot presque en entrant en scène. À la moindre occasion, tu as cherché un effet, et tous tes effets ont été semblables. À la fin du premier acte, on te connaissait, on te savait par cœur ; mais on ne savait pas que c’était tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin. Ce quelque chose n’était pas en toi. Ton émotion était épuisée, et ta voix n’avait plus la même fraîcheur. Tu l’as senti, tu as forcé l’une et l’autre ; on l’a senti aussi, et l’on est resté froid, à ta grande surprise, au moment où tu te croyais le plus pathétique. C’est qu’à ce moment-là on ne voyait pas l’artiste inspiré par la passion, mais l’acteur aux prises avec le succès.

— Et comment donc font les autres ? s’écria Anzoleto en frappant du pied. Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu’on a applaudis à Venise depuis dix ans ? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand la voix lui manquait ? Et cependant on l’applaudissait avec rage.

— Il est vrai, et je n’ai pas compris que le public pût s’y tromper. Sans doute on se souvenait du temps où il