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CONSUELO.

place sinistre était couronnée d’une lueur rougeâtre qui teignait faiblement l’azur transparent du ciel. Elle y porta toute son attention, et vit cette clarté indécise augmenter, s’éteindre et reparaître, jusqu’à ce qu’enfin elle devint si nette et si intense, qu’elle ne put l’attribuer à une illusion de ses sens. Que ce fût la retraite passagère d’une bande de Zingari, ou le repaire de quelque brigand, il n’en était pas moins certain que le Schreckenstein était occupé en ce moment par des êtres vivants ; et Consuelo, après sa prière naïve et fervente au Dieu de vérité, n’était plus disposée du tout à croire à l’existence des êtres fantastiques et malfaisants dont la chronique populaire peuplait la montagne. Mais n’était-ce pas plutôt Zdenko qui allumait ce feu, pour se soustraire au froid de la nuit ? Et si c’était Zdenko, n’était-ce pas pour réchauffer Albert que les branches desséchées de la forêt brûlaient en ce moment ? On avait vu souvent cette lueur sur le Schreckenstein ; on en parlait avec effroi, on l’attribuait à quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu’elle émanait du tronc enchanté du vieux chêne de Ziska. Mais le Hussite n’existait plus ; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarté rouge brillait encore à la cime du mont. Comment ce phare mystérieux n’appelait-il pas les recherches vers cette retraite présumée d’Albert ?

« Ô apathie des âmes dévotes ! pensa Consuelo ; tu es un bienfait de la Providence, ou une infirmité des natures incomplètes ? » Elle se demanda en même temps si elle aurait le courage d’aller seule, à cette heure, au Schreckenstein, et elle se répondit que, guidée par la charité, elle l’aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitement à cet égard ; car la clôture sévère du château ne lui laissait aucune chance d’exécuter ce dessein.

Dès le matin, elle s’éveilla pleine de zèle, et courut au Schreckenstein. Tout y était silencieux et désert. L’herbe ne paraissait pas foulée autour de la pierre d’Épouvante. Il n’y avait aucune trace de feu, aucun vestige de la présence des hôtes de la nuit. Elle parcourut la montagne dans tous les sens, et n’y trouva aucun indice. Elle appela Zdenko de tous côtés : elle essaya de siffler pour voir si elle éveillerait les aboiements de Cynabre ; elle se nomma à plusieurs reprises ; elle prononça le nom de Consolation dans toutes les langues qu’elle savait : elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol, et même de l’air bohémien de Zdenko, qu’elle avait parfaitement retenu. Rien ne lui répondit. Le craquement des lichens desséchés sous ses pieds, et le murmure des eaux mystérieuses qui couraient sous les rochers, furent les seuls bruits qui lui répondirent.

Fatiguée de cette inutile exploration, elle allait se retirer après avoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu’elle vit à ses pieds une feuille de rose froissée et flétrie. Elle la ramassa, la déplia, et s’assura bien que ce ne pouvait être qu’une feuille du bouquet qu’elle avait jeté à Zdenko ; car la montagne ne produisait pas de roses sauvages, et d’ailleurs ce n’était pas la saison. Il n’y en avait encore que dans la serre du château. Ce faible indice la consola de l’apparente inutilité de sa promenade, et la laissa de plus en plus persuadée que c’était au Schreckenstein qu’il fallait espérer de découvrir Albert.

Mais dans quel antre de cette montagne impénétrable était-il donc caché ? il n’y était donc pas à toute heure, ou bien il était plongé, en ce moment, dans un accès d’insensibilité cataleptique ; ou bien encore Consuelo s’était trompée en attribuant à sa voix quelque pouvoir sur lui, et l’exaltation qu’il lui avait montrée n’était qu’un accès de folie qui n’avait laissé aucune trace dans sa mémoire. Il la voyait, il l’entendait peut-être maintenant, et il se riait de ses efforts, et il méprisait ses inutiles avances.

À cette dernière pensée, Consuelo sentit une rougeur brûlante monter à ses joues, et elle quitta précipitamment le Schreckenstein en se promettant presque de n’y plus revenir. Cependant elle y laissa un petit panier de fruits qu’elle avait apporté.

Mais le lendemain, elle trouva le panier à la même place ; on n’y avait pas touché. Les feuilles qui recouvraient les fruits n’avaient pas même été dérangées par un mouvement de curiosité. Son offrande avait été dédaignée, ou bien ni Albert ni Zdenko n’étaient venus par là ; et pourtant la lueur rouge d’un feu de sapin avait brillé encore durant cette nuit sur le sommet de la montagne.

Consuelo avait veillé jusqu’au jour pour observer cette particularité. Elle avait vu plusieurs fois la clarté décroître et se ranimer, comme si une main vigilante l’eût entretenue. Personne n’avait vu de Zingari dans les environs. Aucun étranger n’avait été signalé sur les sentiers de la forêt ; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phénomène lumineux de la pierre d’Épouvante lui répondaient en mauvais allemand, qu’il ne faisait pas bon d’approfondir ces choses-là, et qu’il ne fallait pas se mêler des affaires de l’autre monde.

Cependant, il y avait déjà neuf jours qu’Albert avait disparu. C’était la plus longue absence de ce genre qu’il eût encore faite, et cette prolongation, jointe aux sinistres présages qui avaient annoncé l’avénement de sa trentième année, n’était pas propre à ranimer les espérances de la famille. On commençait enfin à s’agiter ; le comte Christian soupirait à toute heure d’une façon lamentable ; le baron allait à la chasse sans songer à rien tuer ; le chapelain faisait des prières extraordinaires ; Amélie n’osait plus rire ni causer, et la chanoinesse, pâle et affaiblie, distraite des soins domestiques, et oublieuse de son ouvrage en tapisserie, égrenait son chapelet du matin au soir, entretenait de petites bougies devant l’image de la Vierge, et semblait plus voûtée d’un pied qu’à son ordinaire.

Consuelo se hasarda à proposer une grande et scrupuleuse exploration du Schreckenstein, avoua les recherches qu’elle y avait faites, et confia en particulier à la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose, et le soin qu’elle avait mis à examiner toute la nuit le sommet lumineux de la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawa pour cette exploration, firent bientôt repentir Consuelo de son épanchement. La chanoinesse voulait qu’on s’assurât de la personne de Zdenko, qu’on l’effrayât par des menaces, qu’on fit armer cinquante hommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononçât sur la pierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivi de Hanz et de ses plus courageux acolytes, ferait en règle, au milieu de la nuit, le siège du Schreckenstein. C’était le vrai moyen de porter Albert à la folie la plus extrême, et peut-être à la fureur, que de lui procurer une surprise de ce genre ; et Consuelo obtint, à force de représentations et de prières, que Wenceslawa n’agirait point et n’entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle lui proposa en définitive : ce fut de sortir du château la nuit suivante, et d’aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre à distance de Hanz et du chapelain seulement, examiner de près le feu du Schreckenstein. Mais cette résolution se trouva au-dessus des forces de la chanoinesse. Elle était persuadée que le Sabbat officiait sur la pierre d’Épouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu’on lui ouvrirait les portes à minuit et que le baron et quelques autres personnes de bonne volonté la suivraient sans armes et dans le plus grand silence. Il fut convenu qu’on cacherait cette tentative au comte Christian, dont le grand âge et la santé affaiblie ne pourraient se prêter à une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et qui cependant voudrait s’y associer s’il en avait connaissance.

Tout fut exécuté ainsi que Consuelo l’avait désiré. Le baron, le chapelain et Hanz l’accompagnèrent. Elle s’avança seule, à cent pas de son escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne de Bradamante. Mais à mesure qu’elle approchait, la lueur qui lui paraissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminante s’éteignit peu à peu, et lorsqu’elle y fut arrivée, une profonde obscurité enveloppait la montagne du sommet à la base. Un profond silence et l’horreur de la solitude régnaient partout. Elle appela Zdenko, Cynabre,